de la BBC, intitulée « The Reykjavik confessions ».
En 2014, Jack Latham se rend donc en Islande,
cherchant à comprendre « comment six personnes
ont admis un crime dont elles n’avaient aucun sou-
venir ». Ceux qui ont tenté de percer le mystère
avant lui le mettent en garde : « On m’a dit que
c’était comme avancer dans une forêt. Tout d’un
coup, vous vous retournez et vous ne savez plus
d’où vous venez. »
L’histoire commence le 26 janvier 1974. Un jeune
Islandais de 18 ans, Gudmundur Einarsson, quitte
la discothèque où il est venu passer la soirée avec
des amis, dans la petite localité de Hafnarfjördur,
au sud de Reykjavík. Il fait nuit, la tempête souffle.
Un témoin le voit sur la route, en compagnie d’un
autre homme. Puis, plus rien. Les policiers lancent
des recherches et finissent par classer l’affaire.
Dix mois plus tard, le 19 novembre 1974, un autre
homme s’évanouit dans la nature. Âgé de 32 ans,
Geirfinnur Einarsson (sans lien de parenté avec
Gudmundur) vit à Keflavík, près de l’aéroport
international, avec sa femme et ses deux enfants.
Dans la soirée, cet ouvrier du bâtiment a reçu un
appel téléphonique. Le lendemain, sa voiture est
retrouvée sur le port de Keflavík, la clé dans le
contact. De lui, aucune trace.
La police ouvre une enquête. Des rumeurs
courent. Geirfinnur Einarsson serait impliqué dans
un trafic d’alcool. Un artiste local réalise un buste
en argile de l’ouvrier, dans l’espoir de réveiller les
souvenirs d’éventuels témoins. Faute de piste
solide, les policiers jettent l’éponge. Jusqu’au
13 décembre 1975. Ce jour-là, deux jeunes de
20 ans, soupçonnés de fraude, sont interpellés à
Reykjavík. La femme, Erla Bolladóttir, a accouché,
onze semaines plus tôt, d’une petite fille. Son
compagnon, Saevar Ciesielski, est un petit délin-
quant, connu des services de police. Le couple est
interrogé, puis placé à l’isolement. Dans l’espoir de
retrouver sa fille, Erla déballe tout : drogue,
détournement d’argent... Elle est sur le point d’être
remise en liberté, quand un policier lui montre
une photo de Gudmundur Einarsson. Elle le
reconnaît. Ils se sont croisés, quelques années plus
tôt, chez une amie. Erla se souvient de la nuit de
sa disparition : elle a entendu des chuchotements,
derrière la porte de sa chambre. Un mauvais rêve,
sans doute.
La machine alors s’emballe. Les policiers la ques-
tionnent : et si ce n’était pas un cauchemar, mais
bien Saevar et ses amis, en train de se battre avec
Gudmundur? Alors qu'elle est envoyée en cellule,
le doute la prend. Au fil des interrogatoires et des
semaines passées en cellule, elle se met à raconter
ce que les policiers veulent entendre : Saevar et
trois de ses amis ont tué Gudmundur Einarsson,
puis ils se sont débarrassés du corps.
Les quatre hommes sont arrêtés, placés à l’isole-
ment. Insultes, privation de sommeil, simulation
de noyade... Un garde de la prison a témoigné des
mauvais traitements qu’ils subissent. Tous finissent
par avouer : d’abord, le meurtre de Gudmundur,
puis celui de Geirfinnur. Un cinquième suspect est
arrêté. Il reconnaît lui aussi les faits. Le dossier,
pourtant, est vide : aucun indice physique, aucune
preuve. Les deux corps n’ont jamais été retrouvés.
En 1980, les six jeunes gens sont condamnés à des
peines allant de douze mois à dix-sept ans de pri-
son pour Saevar, considéré comme le leader du
groupe. Erla, dont le récit a varié au fil du temps,
écope de trois ans de prison, pour parjure.
En Islande, le soulagement est énorme.
« Aujourd’hui, les gens me disent qu’ils ont toujours
cru à mon innocence, mais je sais bien qu’ils pen-
saient tous que nous étions coupables », confie Erla
Bolladóttir. Une fois remis en liberté, Saevar se bat
pour prouver son innocence. À sa mort en 2011,
son ancienne compagne poursuit le combat.
Rédigés en prison, les carnets intimes de Tryggvi
Leifsson, un des six accusés, décédé en 2009, vont
jouer un rôle déterminant, au cours du second
procès, organisé en 2018. Le professeur de psycho-
logie islandais Gisli Gudjónsson, expert en matière
de fausses confessions, basé au Royaume-Uni, éta-
blit que les six ont souffert du syndrome de
défiance de leur propre mémoire : « Ils ont tous
subi un processus de distorsion de la mémoire, en
finissant par croire qu’un crime avait été commis et
qu’ils étaient impliqués. La police les a aidés à se
souvenir avec des reconstructions de scènes qui
n’ont jamais eu lieu », nous explique-t-il.
En 2018, les cinq hommes ont été acquittés par la
Cour suprême. Erla est toujours coupable, aux
yeux de la loi, de parjure, donc. Avec Jack Latham
et Gisli Gudjónsson à ses côtés, elle continue de se
battre pour annuler sa condamnation : « Je le fais
pour que mes enfants et petits-enfants aient un
document qui dit, noir sur blanc, que j’étais inno-
cente et parce qu’il n’y a plus que moi qui puisse
exiger que justice soit faite. » Que les autorités islan-
daises reconnaissent enfin leur responsabilité.
SUGAR PAPER THEORIES, JACK LATHAM, GÍSLI
GUDJÓNSSON, HERE PRESS, THE PHOTOGRAPHERS’
GALLERY. HEREPRESS.ORG
« SUGAR PAPER THEORIES », IMPRESSIONS GALLERY,
BRADFORD, ROYAUME-UNI. DU 2 OCTOBRE
AU 24 DÉCEMBRE 2020. IMPRESSIONS-GALLERY.COM
“UNE PHOTOGRAPHIE EST PRESQUE L’ILLUSTRATION D’UN
SOUVENIR. JE PHOTOGRAPHIE AUJOURD’HUI DES CHOSES
QUI ONT LIEU DANS LE PASSÉ. IL Y A UNE ÉTRANGE
RELATION AVEC LA MÉMOIRE. C’ÉTAIT DONC, D’UNE
CERTAINE FAÇON, LE MEILLEUR MÉDIUM POUR RACONTER
National Archives of Iceland CETTE HISTOIRE.” JACK LATHAM
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