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FRANCE
SAMEDI 22 FÉVRIER 2020
0123
L’ENA dans le viseur de ses élèves
Une vingtaine d’étudiants dénoncent l’élitisme de l’institution et le harcèlement subi pendant la scolarité
L
a crise couvetelle à
l’Ecole nationale d’admi
nistration (ENA)? Dans
un même mouvement,
plusieurs élèves dénoncent un
fonctionnement élitiste et ina
dapté de l’institution, ainsi que
des cas de harcèlement.
Alors que le président de la Ré
publique Emmanuel Macron a
lancé le débat sur la haute fonc
tion publique il y a presqu’un an
et que l’avocat Frédéric Thiriez a
rendu un rapport, le 18 février, vi
sant à réformer le système en pro
fondeur, certains étudiants de la
prestigieuse école, tous issus de la
promotion Molière (20182019),
ont écrit un « retour d’expérience »
particulièrement sévère sur la
formation suivie.
Ce document, dont Le Monde a
obtenu une copie, rédigé anony
mement par « une vingtaine d’élè
ves » (sur 81), peuton lire dans le
rapport, a été envoyé à la direc
tion la semaine dernière. Le but
des auteurs est de faire progres
ser leur école ; ils font d’ailleurs
de nombreuses propositions.
Mais cela passe par un constat
sans concession. Le document
décrit par le menu les principales
failles d’une scolarité particuliè
rement prestigieuse.
L’un des éléments les plus spec
taculaires concerne le traitement
qui est réservé aux cas de harcèle
ment moral et sexuel durant la
scolarité. Dans ce document, des
élèves de l’ENA affirment avoir
subi des comportements abusifs.
Au point qu’une intervenante
leur a confié « avoir entendu bien
plus de témoignages de harcèle
ment qu’elle n’aurait cru possible ».
Sans faire état de cas précis, le rap
port regrette que cela touche, par
exemple, « trop souvent » les élè
ves en période de stage.
« Aucun dispositif d’alerte »
Or « l’école néglige ce sujet, regret
tent les auteurs. Aucun dispositif
d’alerte ni d’aide n’existe. » Le har
cèlement sexiste est même « un
impensé de l’école », estiment ces
étudiants, avant de résumer la si
tuation : « Des élèves qui partent
en stage sans aucun outil pour
faire face à ces situations, un per
sonnel incapable d’entendre et
d’aider les élèves harcelés, des si
tuations qui se répètent d’année en
année. » La notation des stages ne
tiendrait aucun compte de ces si
tuations. Mieux, « l’école persiste
à envoyer des stagiaires aux maî
tres de stage dont le comporte
ment abusif a été signalé ».
Des accusations que la direction
de l’école dément. « Il y a des maî
tres de stage à qui l’on a dit : “C’est
fini, vous n’êtes ni un bon pédago
gue ni un bon exemple” », assure au
Monde Thierry Rogelet, directeur
des enseignements. M. Rogelet re
connaît que la direction avait eu
connaissance de « deux cas » pour
ce qui concerne la promotion Mo
lière. « Cela a été traité », affirme
til. Pour mieux recueillir la parole
des élèves ayant eu à subir du har
cèlement, qu’il soit moral, sexiste
ou sexuel, l’ENA a décidé, après la
lecture de ce rapport, de mettre en
place une cellule d’écoute « indé
pendante » d’ici au 1er mars.
Dans le même ordre d’idée, les
énarques de la promotion Molière
regrettent qu’« aucun dispositif
établi de détection et de prévention
des risques psychosociaux » n’exis
te à l’ENA, alors que « des cas de
burnout et de dépressions passa
gères ont pu être observés, tant en
stage que pendant la scolarité ».
Soulignant « l’absence de recon
naissance des élèves, de leur tra
vail, de leur expérience et de leurs
efforts, notamment de la part de la
direction », le document assure
que « la scolarité place les élèves
dans une situation de fragilité et
de forte pression ».
En filigrane, une ombre appa
raît : celle du classement de sortie,
le chrême qui fait les rois. Le ni
veau atteint dans les épreuves fi
nales détermine le choix de telle
ou telle administration. Un cap
important au début de la vie pro
fessionnelle. Les douze à quinze
meilleurs, la « botte », décrochent
le Graal : les grands corps (Conseil
d’Etat, Cour des comptes, inspec
tion générale des finances).
Le rapport confirme les consé
quences désastreuses que cela en
traîne pour toute la scolarité. Cet
enjeu immense place les élèves
sous pression et les fragilise dans
des situations où ils peuvent pen
ser avoir beaucoup à perdre – si
leur directeur de stage, quoique
« abusif », leur attribue une mau
vaise note, par exemple.
Le classement de sortie, que la
mission Thiriez considère com
me « un archaïsme » à supprimer,
dénature toute la formation, à en
croire les Molière. Selon eux,
« l’ENA classe et formate plus
qu’elle ne forme ». La logique con
sistant à faire émerger une élite
destinée aux fonctions les plus
prestigieuses de l’Etat conduit
l’école à « discriminer par rapport
à un idéal type d’énarque » : « De
jeunes hauts fonctionnaires hom
mes inexpérimentés, issus des
grandes écoles et des beaux quar
tiers parisiens. »
La formation est adaptée à leur
profil. Et les épreuves du con
cours d’entrée étant très proches
de celles du classement de sortie,
cela permet à ces étudiants bril
lants de passer de Sciences Po Pa
ris aux grands corps sans coup fé
rir. Conséquence vertigineuse : le
classement, censé empêcher le
favoritisme et la cooptation, les
renforce. Ces élèves sont en effet
surreprésentés dans les meilleu
res places finales, « ce qui contre
dit l’idée de mérite ».
Effets pervers
Car cela se fait au détriment de
ceux qui n’ont pas ce profil, no
tent les auteurs du rapport. C’est
àdire essentiellement les élèves
qui ont intégré l’ENA par le « con
cours interne » (ouvert à des fonc
tionnaires ayant au moins quatre
années d’expérience profession
nelle) ou par le « troisième con
cours » (pour les professionnels
du privé ayant déjà travaillé au
moins huit ans).
Ces élèveslà, plus âgés, plus sou
vent des femmes et plus souvent
provinciaux, pâtiraient d’« un cer
tain discrédit ». Leur expérience
est ignorée et certains d’entre eux
se sont même vu reprocher de « ne
pas avoir les codes ».
Cet élitisme conduit surtout
l’école à négliger son rôle pre
mier : former des hauts fonction
naires capables de diriger une
équipe ou un service, de travailler
en équipe, de conduire un projet.
« L’ENA ne propose pas de véritable
enseignement en management »,
déplorent les auteurs du rapport.
Au contraire, la perspective du
classement de sortie développe
« l’individualisme, l’utilitarisme, le
conformisme et les rivalités pour
accéder aux postes de prestige ». Et
il entraîne des effets pervers :
même si cela semble ne pas être
vraiment le cas des Molière, « finir
dans la botte implique ainsi géné
ralement de “sécher” le plus grand
nombre de cours possible, afin de
se consacrer aux révisions des
épreuves de classement ». Si bien
Le classement de
sortie développe
« l’individualisme,
l’utilitarisme,
le conformisme
et les rivalités »,
selon les élèves
qu’« adopter un comportement
vertueux » conduit à hypothéquer
ses chances de débouchés.
Cela produit de l’amertume, à en
croire les Molière, renforcée par
les conditions dans lesquelles la
compétition est organisée. Les
épreuves finales, dont les atten
dus ne sont pas toujours clairs, ne
font pas l’objet d’« une restitution
qui permettrait aux élèves de com
prendre leur notation ». Ce « man
que de transparence » et d’explica
tion « alimente l’idée d’une mani
pulation de l’évaluation chiffrée
par l’école », constate le rapport. Le
classement de sortie des Molière
est d’ailleurs aujourd’hui contesté
en justice : dans l’une des épreu
ves, le président du jury avait été
maître de stage d’un candidat.
La direction de l’école semble
consciente des limites d’une sco
larité tournée vers l’unique ob
jectif du classement. Les épreu
ves finales sont « trop proches de
celles du concours d’entrée, re
connaît M. Rogelet. On ne voit
donc pas la valeur ajoutée de la
scolarité, et le classement d’entrée
se retrouve à la sortie. Si le prin
cipe du classement devait être
conservé, il faut impérativement
qu’il porte sur d’autres épreuves,
moins contradictoires avec l’ap
proche par compétences que nous
voulons développer ».
benoît floc’h
« Il y a des
maîtres de stage
à qui l’on a dit :
“C’est fini, vous
n’êtes ni un bon
pédagogue ni un
bon exemple” »
THIERRY ROGELET
directeur des enseignements
de l’ENA
L’école « récompense des qualités attribuées aux hommes »
Dans leur rapport, les élèves accusent la direction, majoritairement composée d’hommes, d’avoir un « comportement sexiste »
D
ans le rapport confiden
tiel sur leur scolarité
qu’une vingtaine d’élè
ves de la promotion « Molière »
(20182019) ont rédigé, ils dénon
cent notamment l’inégalité en
tre les femmes et les hommes.
Ainsi, par exemple, certains
membres de la direction de l’ENA
« tutoient systématiquement les
élèves de sexe masculin, les appe
lant par leur prénom », alors que
« le vouvoiement est réservé aux
femmes ». Et l’âge ne peut pas
être considéré comme « un cri
tère explicatif ».
C’est « un comportement sexiste »,
soulignent les élèves dans ce do
cument dont Le Monde a obtenu
une copie. Et cela provoque chez
les femmes qui suivent leur scola
rité à l’école de la haute adminis
tration française « un sentiment
persistant de manque d’intérêt à
leur égard, voire de manque de
considération ».
La direction, pourtant, s’en dé
fend. « Je ne crois pas, répond
Thierry Rogelet, directeur des en
seignements. Par exemple, ma
pratique est en effet d’appeler les
élèves par leur prénom mais de les
vouvoyer. »
Les « Molière », en tout cas, con
sidèrent que leur école paraît
« peu sensible à l’égalité entre les
femmes et les hommes ». L’ENA
« recherche et récompense des
qualités plus volontiers attribuées
aux hommes qu’aux femmes :
autorité, charisme, extrême dispo
nibilité », écriventils. Cela se pro
duirait notamment à l’occasion
des stages. Les auteurs assurent
que certaines femmes ont eu à su
bir des commentaires sur leur
âge : la jeunesse était « associée à
une forme de naïveté » ; l’âge plus
mûr était considéré « comme un
obstacle pour la suite ».
Baisse d’attractivité
Les élèves doutent de la capacité
de l’école à traiter convenable
ment cette question. Car, « si la
parité est désormais systémati
quement respectée pour les jurys
d’épreuves de sortie, il demeure
que les postes de direction au sein
de l’école sont pour la très grande
majorité occupés par des hom
mes ». Mais, si c’est le cas en ce
moment, c’était différent il y a
peu de temps, assure M. Rogelet,
et « les choses peuvent s’inverser à
nouveau très vite ». Par ailleurs,
poursuitil, « le comité de direc
tion est aussi composé de dames
et il y a des directrices adjointes ».
Et les intervenants? Eux aussi
seraient plus souvent des hom
mes que des femmes. Les auteurs
du rapport font notamment allu
sion à l’une de ces formations, in
titulée « Gérer l’image et l’infor
mation sur la scène internatio
nale ». Ils posent cette question :
« Sans aller jusqu’à y voir de corré
lation directe, comment ne pas
s’interroger sur le lien entre cette
surreprésentation des hommes
lors des conférences de questions
internationales et le fait qu’au
cune femme n’ait choisi le Quai
d’Orsay cette année? »
Les auteurs du rapport interpel
lent les responsables de l’ENA. Ils
leur demandent de « s’interroger
sur l’image [que l’école] projette
visàvis de l’extérieur ». Car l’attrac
tivité de l’établissement auprès
des femmes se dégrade, écrivent
ils. Dans la promotion « Molière »,
les femmes étaient 32 sur un total
de 81 personnes, soit 39,5 %. Et les
élèves ont constaté avec déception
que les concours 2019 « montrent
également une inquiétante dimi
nution du nombre de femmes
parmi les candidats présents à l’is
sue de la semaine d’épreuve, tant
externe qu’interne ».
Et si la part des femmes a bien
progressé depuis la création de
l’école, il n’y aurait pas de quoi
s’en vanter, estimentils. Car cela
ne serait pas dû à « la mise en place
d’une véritable politique dévelop
pée par l’école visant à inciter les
femmes à y entrer en travaillant
sur les conditions dans lesquelles
se déroulera leur scolarité ». Non,
cette évolution relève plus « des
nombreuses concessions qu’elles
ont dû consentir en matière de vie
personnelle et familiale durant la
scolarité – et d’une capacité indivi
duelle à s’être extraites d’une
forme d’autocensure ».
b. f.
ALÉ+ALÉ