Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1
12 u Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020
MONDE

D


ans les urgences d’un
grand hôpital public
vénézuélien, un jeune
médecin fait les cent pas.
Dans les couloirs mal entre-

Par
BENJAMIN DELILLE
Correspondant à Caracas
Photos FABIOLA
FERRERO

«Avoir un accident au Venezuela,


c’est mettre un pied dans la tombe»


Dans le pays
frappé par
l’hyperinflation,
le système de santé
est à bout de
souffle. Pourtant,
le gouvernement
refuse toujours
l’aide humanitaire
étrangère.

particulièrement problémati-
que dans le domaine de la
santé. La coalition Codevida,
qui regroupe de nombreuses
associations de défense du
droit à la santé, estime à 80 %
les pénuries de médicaments
dans le pays. Jeudi, le prési-
dent Nicolás Ma-
duro a annoncé
la suspension
des vols en provenance d’Eu-
rope et de Colombie, afin
d’empêcher le coronavirus
d’entrer sur le territoire véné-
zuélien, ce qui aggraverait en-
core la situation.

«Crise». La plupart des
hôpitaux publics n’ont plus
de matériel médical, les pa-
tients doivent ramener eux-
mêmes ce dont ils ont besoin.
Il y a des problèmes d’eau et

d’électricité. Le personnel se
réduit comme peau de cha-
grin à cause des salaires de
misère. Les cliniques privées
s’en sortent un peu mieux en
proposant des prix exorbi-
tants pour des Vénézuéliens,
dont la grande majorité ne
touchent pas plus du salaire
minimum, équivalent à
moins de 5 euros par mois. «Si
les patients n’ont pas d’assu-
rance ou de dollars en liquide,
on a ordre de ne pas les laisser
entrer», s’attriste un brancar-
dier dans l’une de ces clini-
ques. Les rares assurances vé-
nézuéliennes qui n’ont pas
encore coulé sont tellement
dépassées par l’hyperinfla-
tion (environ 9 500 % en 2019,
selon la Banque centrale vé-
nézuélienne) qu’elles sont
vouées à disparaître.

De nombreuses associations
alertent sur le retour de
maladies graves, comme la
malaria et le paludisme, et
la prolifération d’autres,
comme le VIH. L’ambitieux
programme social Barrio
Adentro, mis en place par
l’ancien président Hugo Chá-
vez avec l’aide du gouverne-
ment cubain, a pratiquement
disparu. Il offrait une assis-
tance médicale aux secteurs
les plus pauvres et les plus
reculées de la société.
«Nous vivons une crise huma-
nitaire complexe», résume
Feliciano Reyna, fondateur
d’Acción Solidaria, l’une des
associations membres de Co-
devida. La moitié de la popu-
lation aurait actuellement
besoin d’une aide médicale à
laquelle elle n’a pas accès. La

tenus, des dizaines de pa-
tients sévèrement blessés
attendent d’être soignés. La
plupart sont à même le sol
faute de lits et de brancards.
«Je suis tout seul, je n’ai plus
d’infirmière, et je dois atten-
dre une heure que le seul kit
de sutures du
service stérilise»,
peste le docteur
qui préfère garder l’anony-
mat. Une scène devenue tris-
tement ordinaire.
«Avoir un accident ou tomber
gravement malade au Vene-
zuela, c’est déjà mettre un pied
dans la tombe», s’indigne un
chirurgien de Caracas, qui
préfère lui aussi garder l’ano-
nymat. Sept ans après le dé-
but de la plus grave crise éco-
nomique de son histoire, le
pays manque de tout, et c’est

REPORTAGE


Pour pouvoir assumer le coût des opérations, certains patients, comme Ixen et Milfri, font appel à des cagnottes en ligne.

tentative de l’opposant Juan
Guaidó, en février 2019, de
faire entrer de force de l’aide
humanitaire a été un échec
cuisant. Le gouvernement y
a vu un cheval de Troie du
gouvernement américain et
a déployé l’armée pour la blo-
quer à la frontière. Pour de
nombreux travailleurs au
sein d’ONG nationales et in-
ternationales, cette politisa-
tion de la crise humanitaire a
eu un effet très négatif : de-
puis, le président Nicolás
Maduro refuse plus que ja-
mais de la reconnaître.

Dons. Au Venezuela, seule
la Croix-Rouge internatio-
nale est autorisée à livrer
«une assistance technique
humanitaire». «C’est totale-
ment insuffisant», regrette
Feliciano Reyna. Le reste de
l’aide, essentiellement des
dons de l’étranger, entre de
manière informelle en très
petite quantité. «Si on veut
aller de l’avant, le gouverne-
ment doit reconnaître la crise
et arrêter de considérer cha-
que ONG comme un soldat de
l’impérialisme américain.»
Résultat, les Vénézuéliens
doivent comme toujours
recourir au système D pour se
soigner. L’une des initiatives
l e s p l u s p o p u l a i r e s
actuellement, c’est le finan-
cement participatif. Les ré-
seaux sociaux regorgent d’ap-
pels à la solidarité, largement
relayés par la diaspora véné-
zuélienne (5 millions de per-
sonnes ont quitté le pays de-
puis 2015 selon l’ONU).
Parfois, il s’agit d’un message
réclamant tel ou tel médica-
ment, d’autres fois c’est une
collecte pour plusieurs mil-
liers d’euros afin de payer une
opération ou une chimiothé-
rapie. Mais ces collectes, via
des sites comme Gofundme,
ne sont pas accessibles à tous
car elles ne peuvent pas être
lancées au Venezuela, il faut
un compte bancaire à l’étran-
ger. «Et puis la majorité de ces
collectes de fonds n’atteignent
pas leurs objectifs», précise
Francisco Valencia, directeur
de Codevida.
Lorsqu’il fait face à un patient
sans le sou qui doit être opéré
d’urgence, le chirurgien ano-
nyme de Caracas lui conseille
généralement d’émigrer s’il
ne veut pas mourir. «C’est très
frustrant, c’est un aveu
d’échec. Je ne peux plus faire
mon travail, je ne peux plus
sauver des vies.» •

Les mères liba-
naises réclament
plus de droits sur
les enfants du divorce
Au Liban, les mères divorcées, majoritaire-
ment privées de leurs enfants au profit du
père au nom de lois rétrogrades en cours
au sein de la communauté chiite, crient de
plus en plus leur colère. PHOTO REUTERS

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