Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


C’


es t u n
m o n d e
é t r a n g e ,
tout ce que
le cinéma permet. On se re-
trouve face à Isabella Rossel-
lini, en ce début mars, le len-
demain d’avoir revu Blue
Velvet en même temps que
trente-quatre ans après. Et le
temps s’annule. On est de-
vant Dorothy Vallens, qui ne
semble pas exactement voir
ce qu’on voit d’elle (peut-être
qu’elle ne préfère pas), tandis
que nous prend un vertige
ascendant, une prestidigita-
tion de cinéma – d’un temps,
non pas annulé, ni retrouvé,
trop facile, mais comme sou-

Une modernité qui serait la
variable d’une permanence,
elle, classique, car le film,
comme tout le cinéma de
Lynch, se détache sur un
fond classieux de classi-
cisme, rutilant, propret, et sa
modernité c’est cette enquête
réitérée, obstinée, infiniment
relancée en film noir façon
années 50, mais légèrement
ralenti, cotonneux, rapide-
ment cauchemardesque et
qui tourne à l’enquête psy-
chique, à l’étude des abîmes
en nous, de «ce qui gît à l’in-
térieur» («what lies be-
neath»), non par un phéno-
mène de mise en relief des
phénomènes, mais de creux.
L’insolite est une façon non
de s’exhiber, de se pavaner,
mais de s’enfoncer, dans le

sion restaurée 4K de Blue Vel-
vet que David Lynch a super-
visée pour la ressortie du film.
Au cours des années, j’ai eu
pas mal d’occasions de le re-
voir, je l’ai revu quelques fois,
mais je n’aime plus trop ça,
parce que ce que je vois, c’est
moins le film lui-même que les
personnes qui y ont participé,
que le souvenir du moment
que ça a été... enfin, cela re-
met dans le passé. Et je pré-
fère le présent et aller vers ce

vent dans l’univers de Lynch,
un temps palindrome. Palin-
génésie bouleversante sans
qu’on sache comment, à
quelle corde, l’émotion nous
cueille, monde que l’on re-
monte et redescend dans son
éternité-miroir, en tout sens
plein et délié, de quelque
côté qu’on le reparcoure. A
l’endroit, à l’envers, illisible
et parlante : Isabella Rossel-
lini apparaît et sourit.
«Je n’ai pas encore vu la ver-

qui m’attend, les prochains
rôles, les prochaines aventu-
res. Il y a beaucoup de souve-
nirs heureux liés au film et à
son tournage (parce que la ré-
ception à sa sortie, en revan-
che, ça a été beaucoup plus
dur, violent et compliqué),
mais aussi je vois les disparus,
ceux qui ne sont plus, ceux
dont la vie m’a séparée, aussi
j’évite. Mais demain soir à la
Cinémathèque, pour l’ouver-
ture de la carte blanche qui

m’a été laissée à l’oc casion de
“Toute la mémoire du
monde” [festival de films res-
taurés, qui s’est tenu du 4 au
8 mars cette année, ndlr] , j’en
verrai certainement quelque
chose. Il me semble, du souve-
nir de la dernière fois que je
l’ai vu, que ça reste très mo-
derne. Ça, ça n’a pas bougé.
C’est bon signe, non? Tou-
jours aussi prenant, bizarre.
Et, oui, étonnamment mo-
derne.»

Rencontre avec Isabella Rossellini à l’occasion de


la ressortie de «Blue Velvet», premier grand film lynchien


et pionnier dans son traitement bouleversant,


parfois insoutenable, des violences faites aux femmes.


«Je voulais que Dorothy soit, sans


aucun doute, une victime absolue»


Recueilli par
CAMILLE NEVERS

Isabella Rossellini et David Lynch sur le tournage de Blue Velvet , en 1986. PROD DB. DE LAURENTIIS ENTERTAINMENT
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