Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020 u 27


son, dans une oreille, dans
une chanson. Blue Velvet
s’excave lui-même à mesure
qu’il s’enfonce dans la nuit –
cette nuit qui est sa propre
nuit psychique, qu’en musi-
que on appelle «nocturne».
Le film comporte, outre sa
violence sourde ou surgis-
sante, des scènes de nudité
que peu de comédiennes ac-
ceptaient à l’époque, et beau-
coup refusèrent d’y jouer, à
ce qui se dit. Avec le recul, il
est frappant de redécouvrir
comme le cinéma de Lynch
est, sinon le premier très
grand cinéma à aborder la
question de la violence faite
aux femmes, du moins celui
qui a porté à un point incan-
descent, bouleversant et, à
certains instants, insoutena-
ble, ce thème-là. Le viol de
Dorothy Vallens, le meurtre
de la Laura Palmer de Twin
Peaks,
la prostitution et les
femmes battues dans Inland
Empire.
Un univers de la dé-
sespérance, de la solitude re-
croquevillée, errante, et qui
n’en finit pas d’agoniser puis
de survivre, de ressusciter, au
sein d’une société terrifiante
de déni, de pères pervers et
de mères complices. Dorothy
était la reine nue sur le che-
min de Damas de Yellow
Brick Road of Oz.


Parts obscures
«J’ai rencontré Lynch lors
d’un dîner à New York. Il était
assis à une autre table avec le
gendre de son producteur,
Dino De Laurentiis, que je
connaissais. Il cherchait à
faire lire le scénario de Blue
Velvet
à Helen Mirren, à l’ap-
procher pour lui proposer le
rôle de Dorothy, et au cours
de la discussion, il m’a même
demandé son numéro, car je
venais de tourner avec elle.
Je ne lui ai pas donné. J’ai dit
que ça m’intéressait, par con-
tre. Le lendemain, il m’a rap-
pelée pour me dire qu’il y
avait réfléchi et qu’il pensait
à moi, à me proposer un rôle,
oui, celui-là même de Doro-
thy Vallens. J’ai adoré le scé-
nario, sans chercher à exacte-
ment comprendre. Il y avait
une atmosphère captivante
et je voulais être certaine que
je conviendrai à cet univers.
J’ai demandé s’il y avait
moyen de faire des essais,
intégra lement, de toutes les
scènes que j’avais avec le co-
médien qui devait jouer le
rôle principal, Kyle Ma-
cLachlan. On s’est retrouvés
dans une chambre d’hôtel et
on a répété toutes nos scènes
ensemble, celle dans l’appar-
tement de Dorothy, et David
a été convaincu. Nous aussi.
«C’est un film dur, violent,
qui a été mal compris par la
plupart à l’époque. Depuis,
c’est devenu culte, allez sa-
voir comment les choses se
produisent. Enfin, “mal com-
pris”, pas compris. C’est ce


que les gens reprochaient au
film, comme au cinéma de
David en général : ne pas
comprendre. Est-ce qu’on de-
mande de comprendre un ta-
bleau abstrait, ce qu’il repré-
sente? David a toujours dit
que c’est ça qui l’intéressait,
d’aller dans les contrées de
l’esprit qu’il ne comprenait
pas, dans les émotions que ça
procure, et que cela seul pou-
vait être une clé de compré-
hension en soi : les émotions,
ces parts obscures qu’on
identifie mal. Et autant le
film est noir, autant son tour-
nage fut radieux. Oui, le tour-
nage s’est déroulé dans un
parfait bonheur, et c’est sou-
vent que cela arrive, ce déca-
lage entre l’ambiance heu-
reuse d’un film et ce que l’on
voit à l’écran, horrible. Nous
sommes devenus, à partir
de là, une sorte de famille et
ça fait plus de trente ans que
l’on reste en contact. Avec
Laura Dern, on se fait signe,
on s’appelle régulièrement.»

Détresse nue
«C’était, je crois, le premier
film absolument “lynchien”
de David Lynch. Celui où son
monde a pris consistance, et
ses futurs fidèles compa-
gnons de route se sont recon-
nus. Auparavant, il y avait eu
des beaux films, j’aime beau-
coup Eraser head ou Ele-
phant Man, mais chacun
était dans un excès ou un dé-
séquilibre, expérimental
pour l’un, hollywoodien pour
l’autre, à travers quoi David
se cherchait encore, il me
semble. Et il sortait de Dune,
cet échec mémorable – diffi-
cile de s’en remettre. C’est
alors que Dino De Laurentiis,
son producteur, qui comme
tout producteur digne de ce
nom ne l’a pas lâché et
croyait en lui (cela se fait
rare), lui a proposé de repar-
tir sur un projet plus mo-
deste, de dimension plus ré-
duite, qui sans le contraindre
à renoncer à quoi que ce soit,
au contraire, lui permettrait
une création libre, indépen-
dante. C’était Blue Velvet.
«David m’avait raconté com-
ment l’idée du personnage
remontait pour lui à un sou-
venir d’enfance traumatique.
Ça a été sa seule “direction
d’acteur” – il ne fait pas ça, il
laisse les comédiens faire le
travail chacun pour soi, mais
il ne leur conseille rien, au-
cune psychologie à amener.
Des images, des réminiscen-
ces, des prégnances. Avec
son petit frère, enfants, ils
rentraient de l’école quand
en pleine rue, ils sont tombés
sur cette femme, intégra -
lement nue, couverte de tra-
ces de sang, ce qui ressem-
blait à des traces de coups
aussi, l’air absolument égaré.
David et son frère, la voyant,
se sont mis à pleurer. Ça les a
bouleversés. Ils se sont préci-

pités chez eux, ont mis du
temps à se remettre, sans sa-
voir ce qui avait pu arriver
à cette femme, si elle était
folle, si elle venait de réchap-
per à une agression, un acci-
dent, un incendie, David n’a
jamais su. Cette vision ne l’a
jamais quitté. Vision que j’ai
tenté de rendre dans la scène
où Jeffrey (MacLachlan) et
Sandy (Dern) arrivent en voi-
ture devant le pavillon, pistés
par le petit ami super agressif
de Sandy. Dorothy surgit,
toute nue, battue, et il fallait
que je trouve comment ren-
dre ça, ce côté totalement
perdu, démuni, sans que la
nudité fût autre chose que ça,
l’être en perdition, une abso-
lue détresse nue. J’ai pensé
alors à cette photo célèbre de
Nick Ut, pendant la guerre du
Vietnam, en noir et blanc, de
cette petite fille qui hurle sur
la route, totalement nue, brû-
lée au napalm. Cette posture
qu’elle a, un peu pliée, les
bras écartés, j’ai voulu avec
mon corps restituer ce qui
pour moi était comme le
comble de la détresse. De son
côté, David, hors ce souvenir
qui le hantait, m’a parlé de
certains tableaux de Francis
Bacon, de cette chair en char-
pie, et des carcasses. Il peint,
il a toujours fonctionné avec
un imaginaire de peintre, il
cherche une texture plus
qu’une psychologie, je crois.»

Stigmates du
bourreau
«Pour ce qui est de la nudité,
tout était écrit dans le scéna-
rio, il n’y a donc pas eu de
surprise. J’ai préféré ne pas
demander de doublure,
comme ça se fait le plus sou-
vent à Hollywood, écoutant
aussi les conseils de mon
agent, parce que dans ce cas,
on n’a plus aucun contrôle
sur son corps et son image,
sur la façon dont on sera re-

présenté. Là au moins, je sa-
vais ce que David filmait de
moi, comment, et tout était
fait avec mon consentement.
Ça permet aussi les plans lar-
ges, pas des petites découpes
avec les plans de doublures
ajoutés et intercalés, crus, qui
peuvent porter préjudice pa-
radoxalement à l’image
d’une comédienne.
«Quant à moi, j’avais lu les li-
vres de Kate Millett sur le pa-
triarcat, les violences faites
aux femmes. M’intéressait
également cette façon dont
les victimes de viol, non pas
viol ponctuel mais répété,
souvent par des proches ou
des membres de la famille,
qui tiennent leur victime
comme leur chose sous em-
prise pendant une durée lon-
gue, développaient une sorte
de syndrome de Stockholm,
de névrose sadomasochiste,
comme Dorothy, cherchant à
reproduire le trauma et les
stigmates du bourreau, de ce
qui leur avait été infligé. C’est
comme ça que j’ai travaillé
Dorothy, comme une vic-
time, pas du tout une femme
qui prend sur elle les stigma-
tes et les retourne contre le
monde, pas une femme fatale
mais une fille perdue, vrai-
ment perdue.
«Comme j’avais cet accent
étranger, en outre, je crois
que ça plaisait à David
qu’elle apparaisse comme ça,
totalement isolée, sans fa-
mille, expatriée et perdue,
contrairement à tous les au-
tres personnages du film,
Américains moyens. Seule la
scène et les chansons, dont
celle qui donne son titre au
film, lui sont un espace de
refuge – le spectacle comme
seul refuge et moment d’ac-
calmie dans les films de Da-
vid. C’est peut-être aussi
pour ça qu’il m’a choisie.
D’autres comédiennes au-
raient fait différemment,

joué une vamp, une femme
fatale un peu détraquée, un
peu nymphomane... moi,
non. Je voulais que Dorothy
soit, sans aucun doute possi-
ble, une victime, une femme
détruite, en aucun cas une
femme forte qui manigance,
avec une pointe de perver-
sité. Non, rien de cela, ça m’a
paru essentiel, et je crois que

c’est ça, combiné avec le re-
gard porté sur elle, celui de
David par ricochet du per-
sonnage de Jeffrey, ce regard
de désir, d’interdit, de com-
passion et de danger, qui
rend le film et Dorothy aussi
marquants. Et peut-être
aussi, oui, pionnier dans la
représentation de la violence
faite aux femmes.»•

Face à Dennis Hopper, qui joue le psychopathe Frank Booth. COLL. CHRISTOPHEL. DE LAURENTIIS ENTERTAINMENT

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nommées

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Avec le soutien du ministère de la Cultureii
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