Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


Série / «The Plot


against America»,


vox populisme


Adaptée de Philip Roth, la nouvelle série du créateur de «The Wire» et
«The Deuce» s’attache au quotidien d’une famille juive dans une Amérique
cauchemardée qui porte l’antisémite Lindbergh au pouvoir en 1941.
Une superbe dystopie intimiste.

J


uin 1940. La France vient
de tomber sous les coups
de boutoir de l’Allemagne,
qui tourne ses yeux vers
l’Angleterre. De l’autre côté de l’At-
lantique, le Parti républicain tente
de faire barrage au président Fran-
klin D. Roosevelt en confiant sa
candidature à Charles Lindbergh,
authentique American hero et anti-
sémite notoire. Adaptée d’un roman
de Philip Roth, la nouvelle mini-sé-
rie de David Simon (The Wire) sacri-
fie la véracité historique et le pauvre
Wendell Willkie, véritable candidat
des républicains en 1940, ici réduit
au rôle d’agitateur radiophonique.
Dans ce monde cauchemardé, que
Roth utilisait pour raconter son en-
fance, Lindbergh assume haut et
fort ses opinions politiques et de-
vient le chantre du «America first»,
attisant la haine contre les partisans
de l’étranger, les juifs et les com -
munistes qui voudraient entraîner
les Etats-Unis dans une nouvelle
guerre mondiale.
Quelles reculades est-on prêt à ac-
cepter pour sauver son confort (la
paix ici, l’économie ailleurs)? Voilà
la question posée par David Simon
et son compère Ed Burns lorsqu’ils
scrutent les deux premières années
d’une administration terrifiante de
cynisme et de brutalité. «L’histoire
est un outil rhétorique puissant,
ex-
pliquait le showrunner à Libération
début février. Si vous vous retournez
vers un moment historique pour
l’utiliser comme une allégorie, votre
commentaire indirect sur le temps
présent sera bien mieux entendu.»

Oui, évidemment, ce passé littérale-
ment fantasmé parle d’aujourd’hui


et la soirée qui porte Lindbergh au
pouvoir rejoue la gueule de bois de
novembre 2016. Comme les mesu-
res scélérates de «Lindy» rappellent
le «muslim ban» et les autres joyeu-
setés de Trump. Mais la valeur de
The Plot Against America ne s’arrête
pas à la qualité des enluminures
du miroir qu’il nous tend. Ni à ses
beaux apprêts de fresque en cos-
tume. Ce qui frappe, c’est l’échelle
à laquelle tout se joue.

Bobines. Dans The Wire, Treme
ou The Deuce , les séries de David Si-
mon multipliaient les fils narratifs
et les personnages, trouvant dans
cette microéconomie interne une
ampleur magnifique et un discours
macro sur un territoire et les com-
munautés qui l’habitent et le défi-
nissent. Dans The Plot Against Ame-
rica, au contraire, le showrunner
fait le choix de l’étroitesse du cadre,
et ne regarde l’Amérique que
par le prisme d’une famille. Un cou-
ple de juifs de la classe moyenne,

leurs deux garçons, un neveu, une
belle-sœur. Les Levin, installés à
Newark, New Jersey, non loin d’un
Biergarten où de bons Américains
en culotte de peau se tapent des
apéros nazis au grand air.
Simon refuse le sensationnalisme
de l’uchronie. Le spectateur vou-
drait ouvrir grand la fenêtre et ob-
server dans le détail ce monde
qui marche sur la tête, le showrun-
ner s’attache au contraire à ne le
mettre en scène qu’à travers un œil-
de-bœuf – une maison et de minus-
cules reculades. Les grands événe-
ments qui agitent la planète ne nous
parviennent qu’à l’état de lointains
échos. Plus que les images, rares et
circonscrites aux quelques bobines
d’actualités d’un cinéma de quar-
tier, c’est par le son que le tumulte
du monde atteint les Levin. Par le
biais d’un poste de radio qui trône
au cœur du salon, centre de gravité
qui attire les corps, provoque com-
mentaires et engueulades. Dans
la série, Lindbergh n’est d’ailleurs

presque qu’une voix, lointaine et ré-
pétitive comme les messages qu’il
martèle. En guettant la seule réac-
tion des Levin, entre résistance et
complicité, l’immense beauté de
The Plot Against America est d’in-
venter une dystopie de l’intime où
chaque membre de la famille in-
carne une conduite face au popu-
lisme : la révolte vocale d’un père
qui fulmine sans s’engager ; l’exas-
pération d’un jeune homme qui ga-
gne le Canada pour s’enrôler ; la fas-
cination taboue d’un gamin pour
qui le pilote du Spirit of Saint-Louis
est un dieu vivant.
Tandis que les hommes débattent,
s’opposent et s’engueulent à tout va


  • Simon prenant un plaisir certain
    à les regarder –, la série élabore en
    creux deux magnifiques figures de
    femmes. Absorbée dans son rôle de
    mère et d’épouse dévouée, Eliza-
    beth Levin (formidable Zoe Kazan)
    semble d’abord transparente, écra-
    sée. Son espace, elle se le creuse
    avec les yeux. Des œillades assassi-


nes à son mari quand il se complaît
dans la provoc verbale à table. Ou
des regards terrifiés lorsqu’il s’em-
porte contre l’état de l’union dans
les rues de Washington, au risque
de mettre en danger sa famille.
Cette escapade au Lincoln Memo-
rial donne lieu à une séquence par-
faitement pétrifiante où l’on ne
parvient plus du tout à mesurer
ce qui relève de la psychose ou du
danger réel. Dernière garante d’une
forme de cohésion dans cette fa-
mille-Amérique, Elizabeth incarne
la tempérance mise à l’épreuve, un
roc dont on redoute les premiers si-
gnes d’effritement quand le vide
commence à se faire autour d’elle.

Hors-champ. A l’autre bout du
spectre, sa sœur Evelyn (Winona
Ryder) est la souplesse même.
Femme manipulée en quête de sta-
bilité, elle se laisse absorber par le
nouvel homme de sa vie, rabbin
conservateur et éloquent (John Tur-
turro) pour qui la ligne isolation-
niste est la seule qui vaille pour les
juifs américains, libérés par des siè-
cles de haine de tout devoir envers
l’Europe. A ses côtés, Evelyn s’élève
en société, devient extra ordinaire,
quitte à jouer les «juifs de service».
Au prix de quelques transactions
avec sa conscience. Dans The Plot
Against America, les grands drames
se jouent hors champ. Mais l’his-
toire appartient aux gens impuis-
sants, ordinaires, aux actes.
MARIUS CHAPUIS

THE PLOT AGAINST AMERICA
de DAVID SIMON
A partir de mardi sur OCS.

John Turturro interprète un rabbin conservateur et éloquent. PHOTO MICHELE K. SHORT. HBO. OCS

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