Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020 u 29


MAGNANI

BD / Les avares


du décor


Déambulation poético-immobilière dans le cadre
d’une enquête géométrico-policière de Lisa Mouchet.

P


our la recette d’un joli
mystère, à mi-chemin
entre le polar et le film
d’horreur, de quoi
a-t-on besoin? Pour le temps, un
épais brouillard, une bonne brume,
ça met de l’ambiance, c’est un classi-
que. Pour le lieu, une grande maison
en haut d’une colline, jamais ou-
verte, qui suscite interrogations et
convoitises, c’est aussi utile. «Qu’y
a-t-il derrière la porte ?» est une des
questions les plus récurrentes de
l’histoire de l’humanité (et qui cau-
sera probablement sa perte). Une
fois que vous avez ces ingrédients,
vous n’avez pas besoin de beaucoup
plus. En tout cas, pas pour Lisa

Mouchet. Dans le Mystère de la mai-
son brume , la jeune auteure diplô-
mée des Arts déco de Strasbourg se
lance dans un thriller sans person-
nages ni victimes, simplement avec
une succession d’images de pièces
et un texte dont la typo évoque les
vieilles machines à écrire.
Dans une région lointaine, long-
temps vierge d’habitations, M. Zéro,
dont on dit qu’il serait doté d’une
grande fortune, a fait construire une
«bâtisse monumentale, savant mé-
lange de géométrie baroque, de ma-
çonnerie wallonne, d’enduit à la
mode grecque, de lignes minimalis-
tes, de grands vitraux aux courbes
élégantes, de charpente sauvage, de

murs suspendus, de toits aussi plats
qu’invisibles». Avec une ambiance
de pastels clairs-obscurs, l’auteure
présente la maison en plan large
puis serré, pour que l’on puisse saisir
son immensité, comme des photos
d’agence immobilière, la poésie en
plus. Autour de ce lieu, des lotisse-
ments modestes ont fini par pous-
ser, créant une petite ville. Trois voi-
sins sont jaloux de l’étalement de
richesse de M. Zéro et décident d’al-

ler voir. Ils pénètrent dans la bâtisse,
au nom de leur fascination, du dépit
qu’ils ont pour leur propre vie et du
droit inaliénable qu’ils se sont
donné de fourrer leur nez dans les
affaires des autres. Comme dans un
jeu vidéo en point and click, le lec-
teur suit les visiteurs de pièce en
pièce sans que jamais ils ne soient
dessinés. Très vite, ils se séparent et
chacun est identifié par un code
couleur et un rapport géométrique

au monde différent. C’est celui qui
regarde qui définit ce qu’il voit, cela
change selon les gens. Le dessin mi-
nutieux est au centre de cette his-
toire, comme une enquête policière
aurait photographié le lieu d’un
crime. Le plan de la maison apparaît
au fur et à mesure, permettant de
découvrir des indices comme une
clé cachée dans un livre ou une ciga-
rette à peine écrasée.
Lisa Mouchet joue avec les codes du
roman noir pour créer une ambiance
propice au mystère. Elle s’amuse, et
nous avec elle, de la petitesse de ces
héros, qui se retrouvent opposés à la
grandeur de la maison, dont on n’est
pas certain que quelqu’un y ait ha-
bité un jour. Elle n’a besoin de per-
sonne. Elle est autosuffisante dans
la production d’une réalité destruc-
trice pour tous ceux qui viendraient
la perturber, c’est toute sa beauté.
QUENTIN GIRARD

LE MYSTÈRE DE LA MAISON
BRUME de LISA MOUCHET
Magnani, 168 pp., 24 €.

Ressortie en version
restaurée des «Lèvres
rouges», fleuron du
fantastique arty servi
par une Delphine
Seyrig magnétique.

P


référons le titre
français, les Lè-
vres rouges (mé-
tonymie évoca-
trice et fétichisme glam), à
celui de la version originale.
Daughters of Darkness, du
Belge Harry Kümel, étant une
coproduction internationale,
le film fut tourné initialement
en anglais. Oui, oublions la
mythologie gothique des suc-
cubes infernales, pour s’en te-
nir à l’éclat mystérieux d’une
bouche écarlate émergeant
de la pénombre, l’opalescent
sourire de celle dont on ne

distingue pas encore le vi-
sage, que dissimule une voi-
lette, mais dont on reconnaît
déjà la voix, ce timbre indo-
lent et caressant à nul autre
pareil qui semblait apprivoi-
ser le silence. En 1971, Del-
phine Seyrig, ombre rêveuse
et flottante chez Resnais, ap-
parition ensorcelante chez
Truffaut, s’invitait dans ce
fleuron du cinéma fantasti-
que arty pour ressusciter une
figure phare du film de vam-
pire : la comtesse Báthory,
aristocrate hongroise ayant
vécu au XVIIe siècle, accusée
en son temps du massacre de
centaines de vierges, dont le
sang abreuvant ses bains ri-
tuels était supposé lui conser-
ver une jeunesse éternelle.

Sortilèges. Cette légende
inspirera le vampirisme sa-

Ciné / Emprise de sang


phique, de la Carmilla de Sheri-
dan Le Fanu à Vampyros Les-
bos de Jess Franco, et le film
de Kümel n’en garde qu’une
lointaine parenté, transposée
de nos jours dans une Flandre
frileuse de morte-saison.
Deux jeunes mariés, Stefan et
Valérie, bloqués à Ostende, ré-
sident dans un palace au
charme suranné, où s’instal-
lent l’énigmatique comtesse à
la jeunesse surnaturelle et sa
maîtresse Ilona, sosie pulpeux
de Louise Brooks. Les deux
femmes jettent leur dévolu
sur le couple, tandis que des
filles sont assassinées dans la
région, leur cadavre retrouvé
exsangue...
Comme tout film de vampi-
res, les Lèvres rouges décline
l’histoire d’une emprise, dont
les proies, en succombant au
ravissement auquel elles ne
peuvent se soustraire, se
voient révéler des pulsions,
qui sommeillaient déjà en
elles – la violence sadique de
Stefan, l’attirance lesbienne
de Valérie. Au centre de tous
les sortilèges, Delphine Seyrig
et son magnétisme félin, sa
blondeur crantée façon Mar-
lene Dietrich, son corps sou-
ple, magnifié par l’extrava-
gance anachronique de ses
robes – plus proches du gla-
mour hollywoodien des an-
nées 30 que des seventies –,
sa voix mélodieuse portée par

des ombres et cet air buisson-
nier de se promener noncha-
lamment sur les textes... Un
jeu qui semble reposer entiè-
rement sur l’art divinatoire de
la séduction – et en ce sens, le
film peut aussi se voir comme
un documentaire sur son ac-
trice principale.

Colonnades. Le magné-
tisme ne pouvant s’exercer
que dans un «champ», un en-
vironnement, un «agence-
ment» dirait Deleuze, Kümel
plonge son film dans un bain
atmosphérique, un érotisme
diffus, une langueur fié-
vreuse, que souligne la musi-
que entêtante de François de
Roubaix. S’y décline un fan-
tastique funèbre où décors,
colonnades désertes et nuit
bleutée évoquent le symbo-
lisme inquiet des toiles de
Léon Spilliaert, de Giorgio De
Chirico et de Paul Delvaux. Un
esthétisme glacé, confinant
au maniérisme, tant le film
multiplie les citations ciné-
philes, de la cape chauve-sou-
ris des Vampires de Feuillade
au fondu au rouge hérité de
Bergman, jusqu’à la scène de
la douche de Psychose qu’il re-
visite plan par plan avec une
minutie éblouissante.
NATHALIE DRAY

LES LÈVRES ROUGES de
HARRY KÜMEL (1971, 96 mn).

MALAVIDA

Fondation d’entreprise
Galeries Lafayette
9 rue du Plâtre
75004 Paris
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Gratuit

Exposition du 13 mars au 10 mai 2020

Rachel Rose

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