Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


L’histoire monstrueuse de la secte a été relativement peu racontée à la télévision ou au cinéma. PHOTO LOOKSFILM. ARTE


Disponible sur Arte.tv,
cette série documentaire
met en lumière, à grand
renfort d’archives
et de témoignages, les
crimes de Paul Schäfer,
gourou pédocriminel
à la tête d’une secte
dans les Andes.


Par JOHANNA LUYSSEN


S


elon les voyagistes
en ligne, la Villa Ba-
viera, à Parral au
Chili, offre d’indé-
niables atouts touristiques : cet éta-
blissement aux allures de chalet
alpin où l’on parle espagnol, anglais
et allemand, avec piscine extérieure
et restaurant, ne se trouve qu’à 9 ki-
lomètres des sources chaudes de
Quinamávida et Panimávida. Mais
comment expliquer sur Trip Advi-


Docu / «Colonia Dignidad»,


un ogre nazi au Chili


sor que ce petit morceau de Bavière
en pleine cordillère des Andes fut,
de 1961 à 1997, le QG d’une secte,
la Colonia Dignidad, dirigée par un
ancien nazi, Paul Schäfer, coupable
de viols sur 200 petits garçons?
Et aussi un lieu de détention et
de torture d’opposants à la dictature
de Pinochet, où la Dina, sinistre
police politique dirigée par Manuel
Contreras, se chargeait d’enterrer
les suppliciés dans le jardin de cette
jolie villa bavaroise, tandis que dans
les salles communes, les enfants
des adeptes de Schäfer jouaient
l’ Alceste de Gluck? Ou encore que la
colonie teutonne fut également un
laboratoire secret de fabrication
d’armes, notamment biologiques,
du gaz sarin par exemple?

Chair fraîche. Emprise psycholo-
gique, viols d’enfants, travail forcé,
participation à la torture de vic -
times de la dictature chilienne,
trafic d’armes... la liste des forfaits

de Paul Schäfer est longue. Aussi
longue que la liste de ses protec-
teurs, puisque l’ancien nazi pouvait
compter sur le général Pinochet, sa
police et son argent, mais pas seule-
ment. «L’ambassade d’Allemagne, je
la tiens dans ma main», disait Schä-
fer, et ce fut longtemps vrai. Les
diplomates allemands à Santiago
n’ont en effet pas hésité à renvoyer
dans la gueule du loup plusieurs pe-
tits garçons violés par le gourou de
la secte, pauvres fugitifs venus cher-
cher aide et protection auprès de
l’ambassade. Tout cela sous le re-
gard indifférent du gouvernement
à Bonn, qui considérait, comme l’a
formulé le chancelier Helmut Kohl
en 1991, que ce qui se passait à la Co-
lonia Dignidad était exclusivement
le problème du Chili.
La désinvolture des autorités alle-
mandes et chiliennes permettra
notamment à Schäfer de violer des
enfants pendant quarante ans.
Après qu’il a graduellement interdit

aux adeptes de la Colonia Dignidad
de se reproduire, séparant hommes
et femmes, enfants et parents, le
taux de natalité de la secte a fini par
chuter dans les années 90. En man-
que de chair fraîche, Schäfer le Mi-
notaure a donc transformé la Colo-
nia Dignidad en centre aéré pour
enfants chiliens. Ce sont ces der-
niers qu’il se mettra alors à violer,
jusqu’à ce que l’un d’entre eux,
Cristobal Parada, s’isole dans les
toilettes de la colonie, seule pièce
sans caméra de surveillance, pour
écrire «Aidez-moi, sortez-moi de là,
l’homme me le met à l’intérieur» sur
un bout de papier qu’il glissera dis-
crètement à un camarade venu
passer le week-end, lequel le trans-
mettra à sa mère.
La plainte qui suit mène tout de
même, lentement mais sûrement,
à l’interpellation de Schäfer, qui
parvient malgré tout à s’évaporer
en 1997, direction l’Argentine où il
vit jusqu’à son arrestation en 2005


  • il mourra cinq ans plus tard en pri-
    son. Il avait fondé la Colonia Digni-
    dad en 1961, mais ce n’est pas la date
    du début de ses méfaits, puisque
    dans les années 50, en Allemagne,
    il avait recueilli des orphelins de
    guerre dans son foyer pour enfants,
    où il a commis un nombre inquanti-
    fiable de viols.


Bunker. Cette monstrueuse his-
toire a été relativement peu racontée
à la télévision ou au cinéma, si l’on
excepte le thriller Colonia de Florian
Gallenberger, sorti en 2015, et de
toute manière largement romancé.
Disponible sur Arte.tv, la série docu-
mentaire Colonia Dignidad, une
secte allemande au Chili (quatre épi-
sodes) n’en est que plus indispensa-
ble, d’autant qu’elle pointe parfaite-
ment les zones d’ombre restantes de
ce dossier, notamment politiques –
l’attitude des autorités allemandes,
entre autres. Tout cela est d’autant
plus analysable qu’il existe une
grande quantité d’archives vidéo sur
le sujet, reportages télévisés, clips de
propagande pour les «œuvres socia-
les» de la Colonia Dignidad, enregis-
trements de Schäfer et même des
images amateur prises par les adep-
tes de la secte lors de l’interpellation
de leur gourou afin d’intimider la
police. Mais la série a surtout le mé-
rite d’avoir collecté un nombre im-
pressionnant de témoignages de
première importance : des anciens
adeptes de la secte aux suppliciés de
Pinochet, des victimes allemandes
de viols à l’enquêteur chilien qui
s’était donné comme objectif d’in-
terpeller Schäfer, en passant par des
proches du gourou pédocriminel. Ils
racontent tout, avec des mots sim-
ples et beaucoup de détails.
Prenons Karl van den Berg, par
exemple. Cet ancien dirigeant de
la colonie, l’un des bras droits
de Schäfer, explique candidement
avoir participé à la torture d’un
opposant au régime de Pinochet,
détenu dans un bunker : «Paul
Schäfer m’avait demandé d’apporter
à manger et à boire à un homme,
d’évacuer ses besoins. Je lui ai aussi
donné de l’eau pour se laver. Et puis
l’homme a disparu, du jour au len-
demain. J’ignore comment il est ar-
rivé, j’ignore aussi comment il est re-
parti.» Avant de lâcher cette phrase
glaçante, car entendue mille fois
lors des procès d’anciens nazis,
d’Adolf Eichmann à Oskar Gröning :
«Schäfer m’avait donné l’ordre de
faire ce travail. J’ai rempli ma mis-
sion. Je n’en sais pas plus sur le ba-
zar en bas.» •

COLONIA DIGNIDAD, UNE
SECTE ALLEMANDE AU CHILI
Quatre épisodes, disponible
sur Arte.tv jusqu’au 9 avril.
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