Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

40 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


POCHES


CLAUDE HABIB
PRÉFÈRE L’IMPAIR
Viviane Hamy «bis»,
416 pp., 7,50 €.

«Etre là. J’ai voulu penser
à Florence : peine perdue.
Dans le désœuvrement
de l’arrivée, rien de Paris
ne me touchait plus. Elle
n’était plus là, voilà tout.
La journée manquait
d’unité, comme souvent
les jours de voyage.»

Le bal des


masques Galerie


de femmes par


la Portugaise


Teresa Veiga


Par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE


A


uparavant sœur Saint-Soupir s’appelait Ma-
nuela. Elle était interne dans un collège reli-
gieux, «qui fournissait la crème des jeunes
filles destinées à se marier avec les futurs mi-
nistres et PDG – jeunes filles qui se distinguaient par une
caractéristique que l’on ne trouvait nulle part ailleurs et
qui les rendait aussi spéciales qu’appétissantes».
Et puis
vint l’un de ces brutaux coups de volant du destin dont la
Portugaise Teresa Veiga a le secret. Une tentative d’étran-
glement par un jeune homme qui s’est évaporé. «A la
grande joie de la communauté»,
elle a laissé un stigmate :
tous les 10 juin, sur le cou pâle de la sœur Saint-Soupir, un
petit cordon noir se forme, et toutes les nonnes de défiler,
s’agenouiller et l’embrasser.
Comme la plupart des héroïnes, ou plutôt anti-héroïnes,
des onze nouvelles de Folles Mélancolies, la religieuse sait
ce que signifie l’enfermement. On y voit ainsi une séques-
trée (Natacha), la victime d’une mère tyrannique (Isabela),
deux femmes (Clarissa et Sandra) dans un domaine cam-
pagnard enfermées dans un ménage à trois, et une flopée
d’orphelines coincées dans un pensionnat. Seule incursion
jurant dans ce tableau féminin ouvert aux passions exacer-
bées : celle, nimbée de fog britannique de Sherlock Holmes
et de son cher Watson, le second voulant sortir de sa
gueule de bois de cocaïne le premier. Mais un récit dans
le récit va rétablir l’harmonie de l’ensemble : une certaine
Alice, Ada ou Antonia Bayard, adepte de «Rocambole»,
personnage de fiction du XIXe siècle coutumier des usur-
pations d’identité, supplie le célèbre détective de venir à
son secours.
Des masques, des doubles vies... Ces anti-héroïnes sont-
elles la famille élargie de l’auteure? Qui êtes-vous, Teresa
Veiga? L’éditeur français mentionne uniquement qu’ «à
l’instar d’une Elena Ferrante, on sait très peu de choses
»
d’elle. Dans un journal portugais, on apprend néanmoins
que la mystérieuse romancière qui publie régulièrement
depuis 1980 est née en 1945, qu’elle a étudié le droit et la
littérature romane et travaillé un temps pour l’état-civil.
Ce qui est certain, c’est qu’avec ces nouvelles, Teresa Veiga
se plaît à explorer malicieusement différents codes litté-
raires. Deux des textes au moins affichent clairement la
couleur : «Toi, l’ombre noire qui me hante», sous titré «faux
conte gothique»,
et «Isabela», «faux conte libertin». Dans
ces décors faussement de carton-pâte, elle arrive à faire
vivre des femmes rageusement singulières, incomprises
de celles du tout-venant. Kitty la danseuse vieillissante
éprise d’un jeune homme se laisse mourir et n’écoute pas
les conseils. Ses sœurs finissent par se détourner, «et sur
ce, elles astiquèrent leur intérieur avec plus d’ardeur et
lavèrent les slips de leur mari avec plus d’amour, tout en
chantant des sérénades et en esquissant des pas de danse
au son de
Près des remparts de Séville et d’autres arias
d’opérettes célèbres.»


TERESA VEIGA FOLLES MÉLANCOLIES
Traduit du portugais par Ana Maria Torres.
Chandeigne, 320 pp., 21 €.


L’


effet est curieux. Nous
voici à nouveau chez
l’écrivain Serge Doubrov-
sky (1928-2017), d’abord
dans son appartement lumineux du
douzième étage à New York, avec la vue
sur Manhattan et les ciels somptueux.
Puis, plus tard, dans la fraîche pénom-
bre de son rez-de-chaussée parisien.
Mais nous ne sommes pas cette fois
dans un livre de lui, nous avons re-
fermé depuis longtemps Un homme de
passage (Grasset, 2011), où Doubrovsky
prenait prétexte de son départ définitif
des Etats-Unis pour revenir sur l’his-
toire de sa vie, et qui commençait pré-
cisément dans ce salon où nous nous
tenons aujourd’hui, à l’orée d’ Une fille
de passage. Les deux livres se répon-
dent, comme un retour à l’envoyeur, ou
la réponse du berger à la bergère, le
contraire, en l’occurrence. C’est la ré-
ponse, affectueuse et sans rancune, de
la jeune chèvre.
Les semestres où il n’enseignait pas à
New York University, Serge Doubrovsky
sous-louait son vaste logement. Cette
année-là, 1997, où on voyait encore les
Twin Towers s’allumer peu à peu au cré-
puscule à l’horizon de la fenêtre de son
bureau, l’éminent professeur qui dis-
pense un cours sur Molière, et anime un
séminaire peu fréquenté sur l’autofic-
tion, préfère sous-louer à une de ses étu-
diantes, Cécile, laquelle va emménager
bientôt avec deux amis. Ils pousseront
les meubles, décrocheront les petits ta-
bleaux trop moches, réorganise ront l’es-
pace afin de se l’approprier. Mais,
d’abord, Doubrovsky fait visiter.
Cécile Balavoine est comme nous, elle
connaît les lieux pour les avoir entra-
perçus dans les livres de son hôte. Ce-
lui-ci sait très bien qu’elle a lu son
œuvre, et quant à elle, «je savais que je
ne choisirais pas la chambre bleue, avec
les lits jumeaux et les vestiges de sa vie
conjugale». La mort et la séduction ont
tout de suite partie liée dans Une fille de
passage. Quand elle dit qu’elle s’instal-
lera dans la chambre du fond, l’endroit
où il écrit, il dit : «Nous coucherons donc
ensemble par chambre interposée! Il
avait ri, cette fois d’une voix de fausset,
aiguë, malgré son timbre autrement très
profond. J’étais restée un instant sans
bouger, figée, honteuse. Peut-être un peu

flattée au fond.» Avec honnêteté, Cécile
Balavoine ajoute un peu plus loin :
«J’avais honte, j’aurais dû avoir honte,
mais je savais très bien, il était impossi-
ble de me mentir à moi-même sur ce
point, que je n’avais peut-être rien
attendu, cette année-là, d’autre que
cela : QU’IL ME VOIE.»

Bras nu. Que s’est-il passé entre eux?
La question parcourt le livre, elle en est
le sujet. Récapitulons. Ils se sont beau-
coup écrit, il lui a demandé d’adopter
la formulation «chair Serge». Après
avoir réintégré son appartement new-
yorkais, il lui a proposé de rester chez
lui, offre qu’elle a déclinée, mais elle a
laissé quelques affaires. Il l’a invitée,
souvent, à boire un verre, à aller au res-
taurant ou à leur préparer un dîner. Il
a caressé son bras nu, du haut en bas,
après leur premier déjeuner, «votre
peau est soyeuse». Un autre jour un bai-
ser a atterri au coin de ses lèvres à elle.
Elle s’est assise sur ses genoux et a aimé
l’odeur de ses cheveux, mais elle a
refusé qu’il lui caresse un sein, n’a pas
imaginé coucher avec lui, lui a donné
un unique baiser, profond, dans un mo-
ment où ils se trouvaient hospitalisés
ensemble à deux étages différents. Une
fois il lui a dit «Je t’aime». Une autre, il
l’a demandée en mariage, alors qu’elle
venait de le rembarrer : «Mais tu as l’âge
de mon grand-père !»
Revenons au début d’ Une fille de pas-
sage. On est au mois de mai. Elle vient
d’avoir 25 ans, il va en avoir 70. Il n’est
pas n’importe quel écrivain célèbre. La
mort s’est invitée en direct dans ses
livres, d’abord celle de sa femme, Ilse,
dans le Livre brisé. C’est pour ça que
Cécile Balavoine sait qu’elle ne choisira
pas la chambre conjugale. Elle est ici
chez Barbe bleue. La suite le confirme.
Après le joyeux épisode des colocataires
prenant possession de leur chambre,
elle se sent envahie, menacée par la
femme morte, jusqu’à être victime
d’une violente crise de panique, diag-
nostiquée comme telle par le psychiatre
qu’elle a dû consulter.
Effet délibéré, ou étourderie, Cécile
Balavoine raconte comment, voyant
un jardinier couper des branches, «je
m’étais figuré qu’il fabriquait les plan-
ches de mon futur cercueil». Quelques

pages plus loin, elle évoque un rêve
relaté à la fois à Doubrovsky et au
psychiatre, où il est question de «mon
grand-père, qui avait été menuisier». Le
mauvais génie pinailleur qui sommeille
en tout lecteur note qu’un menuisier
est plus approprié qu’un jardinier pour
préparer un cercueil, et que le vieux
menuisier du rêve est peut-être Dou-
brovsky lui-même.

Elan charitable. On pense au Con-
sentement de Vanessa Springora en
lisant Une fille de passage , qui est aussi
le récit d’une emprise. Il est troublant
de noter que la jeune femme est vic-
time de douleurs articulaires, «une po-
lyarthrite de type rhumatoïde» , les
mêmes symptômes que la jeune fille
de 15 ans au cours de sa liaison avec
Gabriel Matzneff. Comment résister à

«Chair Serge»


Cécile Balavoine raconte


sa relation ambiguë


avec Serge Doubrovsky


Par CLAIRE DEVARRIEUX
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