Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020 u 41


WASHINGTON IRVING
ASTORIA
Traduit de l’anglais
(Etats-Unis)
par P. N. Grolier,
préface de Michel Le Bris.
Libretto, 592 pp., 11,30 €.


«Une toilette indienne est une opéra-
tion assez longue et assez pénible, car
un guerrier se peint souvent de la tête
jusqu’aux pieds, et il est extrêmement
difficile à satisfaire quant à la distribu-
tion du violent bariolage qui lui sert
de parure. Une grande partie de la ma-
tinée se passa donc sans qu’on aper-
çût aucun signe de la cérémonie.»

VIRGINIA WOOLF
UN LIEU À SOI
Traduction et préface
de Marie Darrieussecq,
édition de Christine
Reynier.
Folio «Classique»,
240 pp., 7,50 €.

«C’est décevant, de rentrer le soir sans
résultat important, sans quelque fait au-
thentique. Les femmes sont plus pau-
vres que les hommes parce que – ceci
ou cela. Peut-être valait-il mieux renon-
cer à chercher la vérité, s’il s’agissait de
recevoir sur la tête une avalanche d’opi-
nions aussi chaude que la lave, aussi
décolorée que de l’eau de vaisselle.»

Cécile Balavoine à New York
à la fin des années 90.
PHOTO COLLECTION
PATRICULIÈRE

«Etreinte glacée»


dans la upper class


L’après-coup du viol d’une


étudiante, premier roman


de la Britannique Rosie Price


Par VIRGINIE BLOCH-LAINÉ

«C’


est sadique [...] mais je
me demande s’il n’était
pas masochiste aussi.»
Songeant, quelques
mois après les faits, à la jouissance qu’a ressentie
son violeur en abusant d’elle, Kate a un avis non
pas nuancé, mais qui ménage un espace à la com-
plexité. Construit d’un labyrinthe de pensées, de
pauses dans l’action, d’aperçus de scènes passées
et de révélations, Le rouge n’est plus une couleur
brille par sa singularité et son intelligence. L’une
des réussites de l’écriture de la Britannique Rosie
Price, l’auteure, et de sa traductrice, Jakuta Alika-
vazovic, consiste à rendre sensibles la sidération
et les métamorphoses de la victime après le viol.
Premier roman de cette écrivaine née en 1992,
Le rouge n’est plus une couleur débute avec la drô-
lerie et l’énergie d’un campus novel alors qu’il ne
relève pas de ce genre. Etudiante et résidente de
son université au Royaume-Uni, Kate est réveillée
un matin très tôt par des coups frappés à la porte
de sa chambre. Celui qui tambourine est un hur-
luberlu sympathique. Il se trouve malgré lui tout
nu dans le couloir car la porte de sa propre cham-
bre s’est refermée, alors qu’il sortait prendre sa
douche. «Un comique», lance Kate «sèchement»,
la première fois qu’elle vit Max. Ce dilettante mé-
lancolique deviendra le meilleur ami de Kate. Il
sera pour elle un frère d’adoption avec lequel elle
n’envisagerait pas de rompre, sans avoir jamais
fait l’amour avec lui. En a-t-elle eu seulement en-
vie? L’a-t-il désiré, lui aussi? Le rouge n’est plus
une couleur préserve des incertitudes.

Enfant gâté. Max est le fils attachant d’une réa-
lisatrice de longs-métrages, célèbre et française,
et d’un père issu d’une famille de la haute société
anglaise. Chez eux, tout le monde ou presque «a
perdu la boule» et vit sous la dépendance des
drogues ou de l’alcool. Timide, pauvre, Kate est
vite accueillie en vacances et en week-end chez
Max, à Londres et dans une somptueuse maison
du Gloucestershire. Le rouge n’est plus une cou-
leur dresse le portrait d’un échantillon de la

classe supérieure britannique, d’une famille bo-
hème avec de bons et de mauvais côtés. Grâce à
eux, Max est un charmant enfant gâté : «De cette
assurance jaillissait sa générosité : il ne s’inquié-
tait pas de ce qu’il risquait de perdre, car il possé-
dait bien assez, depuis toujours.» Kate devient
une habituée de ce clan accueillant jusqu’à ce
qu’un proche de Max la viole. L’acte est raconté
en huit pages, tôt dans le livre. Sont rapportés les
ordres et les gestes du violeur, ainsi que les tenta-
tives de Kate pour lui résister. Les conséquences
de cette scène sur Kate et sur son entourage for-
ment l’essentiel du roman. Le texte les traduit
délicatement, laissant flotter des sous-entendus
et leurs effets sur la psyché des personnages.
Rosie Price sait donner une place au passage du
temps et aux silences.

Scarification. Le livre raconte surtout l’après-
coup du viol. Jour après jour, sa violence s’ouvre,
se déploie, se répand. Une «terreur rétrospective»
succède à la douleur brève, «tranchante, comme
une réprimande qui l’ébahit», qui a envahi Kate
lorsque son violeur l’a pénétrée. Si le roman s’in-
titule Le rouge n’est plus une couleur, c’est parce
qu’au moment du viol, Kate a fixé le ruban rouge
qui décorait le col intérieur de la chemise de son
agresseur : «Mais ce rouge-ci n’était pas une cou-
leur [...], ce rouge était le filtre au travers duquel
elle appréhendait tout ; il disloquait le temps entre
le présent et ce moment qui refusait de rester dans
le passé.» L’étudiante garde en mémoire cette
«étreinte glacée» ; un «fil de fer» semble lui tran-
cher régulièrement le corps et la scarification du
haut de sa cuisse devient un geste familier pour
elle. Après quelques mois, lorsque Kate se récon-
cilie avec le désir, douleur et plaisir ne font qu’un
dans ses fantasmes. Petit à petit, elle cessera de
rechercher la douleur dans l’amour.
Le violeur n’est pas confronté à la justice ; là n’est
pas le sujet, ce qui n’exclut pas qu’il le soit un
jour. Le roman se concentre sur la «faille» ouverte
par Kate dans la famille de Max, à laquelle elle
raconte un peu, puis totalement, ce qui lui est
arrivé. Elle y va par salves. Tout est affaire de
dosage dans ce livre qui esquisse merveilleuse-
ment les caractères des personnages. En pensant
au violeur dont elle ignore encore le crime, la
mère de Max se souvient de «l’enfant maussade»
qu’il était : «Sensible, aisément blessé, ployant
sous les ambitions d’un père qui lui en avait tou-
jours demandé trop sans lui en donner assez.» •

ROSIE PRICE LE ROUGE N’EST PLUS UNE
COULEUR Traduit de l’anglais par Jakuta
Alikavazovic. Grasset, 416 pp., 24 €.

«Ce rouge était le filtre


au travers duquel elle


appréhendait tout ;
il disloquait le temps

entre le présent et ce


moment qui refusait de


rester dans le passé.»


un écrivain quand on aime son œuvre?
Comment ne pas être flattée quand
Serge Doubrovsky dit «Vous devriez
écrire»
? Comment ne pas être inquiète
et fière à la fois quand le même Dou-
brovsky lui annonce qu’il va écrire sur
elle, sur eux?
Cécile Balavoine a trop conscience
de sa jeunesse et, sur le moment, trop
confiance. Dans un élan charitable,
elle veut «noyer d’affection» ce vieux
cœur atteint par la mort à répétition,
baiser son front, réchauffer son foyer.
Ce n’est pas ce qu’il lui demande. Il ne
lui demande surtout pas ça. Il s’éloigne,
épouse une autre femme, une autre
lectrice. Mais ils continueront à se voir
et à s’écrire.
Arrive le moment où, comme il le fait
toujours, Doubrovsky soumet à Cécile
Balavoine les pages d’ Un homme de


passage où il parle d’elle. «Je me sou-
viens d’avoir simplement approuvé :
j’étais d’accord, il pouvait publier ces
mots. Pourtant, je ne m’y retrouvais pas.
Tout était vrai et tout était faux. Je ne
reconnaissais rien ou presque rien non
plus de notre histoire. [...] C’est en fai-
sant de moi un personnage d’autofiction
qu’il m’avait enseigné, mieux qu’en mille
cours, les lois d’un genre dont il avait
forgé lui-même le nom.» Elle s’appelle
Céline dans le livre. «Céline avait un rôle
à tenir, qui à la fois me dépassait et se si-
tuait bien en deçà de ce que j’avais pu vi-
vre. Elle avait une mission, une mission
narrative [...]». Cécile Balavoine a com-
pris la leçon et l’applique à son tour.•

CÉCILE BALAVOINE
UNE FILLE DE PASSAGE
Mercure de France, 236 pp., 19,50 €.
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