Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

44 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


COMMENT ÇA S’ÉCRIT


L


a bande dessinée est un
débouché idéal pour les
Belges et les abrutis. Les
abrutis, eux-mêmes «from
Belgium» : Pic Pic le porc vert et André
le cheval rouge qui «n’est pas mauvais
cheval», ainsi que leurs amis, princi-
palement Dany aux cheveux très spé-
ciaux et Eléphant qui est un éléphant
tenant tellement à travailler dans
la BD que le «bas de gamme» avec des
marginaux ne le gêne pas – il est vrai
qu’il n’a pas de mal à habiter un strip,
car, en tant qu’éléphant, il est gros et
prend facilement toute la place. Les
vrais Belges sont Vincent Patar et Sté-
phane Aubier, réalisateurs des dessins
animés Pic Pic André Shoow et du long
métrage Panique au village. Télé-
moustique, hebdomadaire belge, pu-
blie leurs strips de Pic Pic, André et
compagnie (il y a des inédits dans l’al-
bum). Dans une brève préface, leur
compatriote Philippe Geluck écrit,
évoquant implicitement leur belgi-
tude : «Pic Pic André c’est mieux que
Magritte, plus flamboyant que Ru-
bens, plus joyeux que Permeke, plus
chantant que Brel, bien moins rasoir
que Maurice Carême et plus drôle que
le Chat», avant de se demander s’il n’y
est pas allé un peu fort dans le tout
dernier compliment.
André explique immédiatement de
quoi il s’agit : «On a été engagés à prix
d’or par l’éditeur pour vous faire pouf-
fer de rire à chaque page de ce livre.»
Les personnages ne vont pas lésiner
pour y parvenir, prenant «une tarte à
la banane» pour une «soupe aux as-
perges» et se confrontant au monde de
l’art, que ce soit la musique, la pein-
ture ou la littérature. On apprend
comment Reine Mathilde obtint
dès 1082 le grand prix d’Angoulême
pour sa Tapisserie de Bayeux. Et com-
ment sa «pipe spéciale» permit à
«l’Eddy Merckx de l’écriture» (Georges

Simenon) d’écrire «plus de sept cent
millions de livres alors qu’il est fei-
gnant comme pas deux». A la fin, ça
tourne mal mais, quand même, son
œuvre se pose là.
Carte postale d’Eléphant à Pic Pic et
André : «Chers amis, je suis bien arrivé
chez le boucher. Ici, tout est très beau,
les rayons sont bien remplis. Je serai
de retour le 24 juillet.» Car la vie quoti-
dienne est l’élément dans lequel bai-
gnent (et se noient) Pic Pic, André et
Eléphant. On les voit s’agiter en vain
autour d’un flacon et de sa boîte avant
de se résoudre à téléphoner à un spé-
cialiste : «Dites, comment on replie le
petit papier qui est avec le médica-
ment ?» Dany aux longs cheveux a de
«bonnes recettes» : pour la lotte, il faut
«prendre la lotte», puis «cuire la
lotte», et enfin «manger la lotte», ce
triptyque accompagné de dessins
sommaires. Un semblable régal est
pareillement accessible avec «la sau-
cisse». La couverture-moustiquaire
d’André est une bruyante invention
digne de Franquin, le créateur de Ga-
ston et du Marsupilami, cité dans l’al-
bum. Il y a aussi des extra-terrestres,
guère enthousiasmés par les Terriens
ni par Laurel et Hardy puisqu’ils
posent cette question, dans un des
fameux «dossiers inexpliqués» :
«Pourquoi est-ce que vous rigolez tou-
jours quand vous voyez des films avec
ces deux cons ?» «L’éditeur», person-
nage off de ces aventures, a parfois
aussi l’air d’un extra-terrestre si on en
juge par cette lettre : «Cher Pic Pic An-
dré, vos dernières chroniques sont
vraiment nulles! Un effort please, si-
non ça va chier !» Si c’est ça, nul, ça va
chier grave (et sans vulgarité).•

VINCENT PATAR
STÉPHANE AUBIER
PIC PIC ANDRÉ LEURS AMIS
Casterman, 176 pp., 19,95 €.

Par MATHIEU LINDON

Patar et Aubier,


la vie est belge


Dans la forêt de Brocéliande. PHOTO ADELAP. HANSLUCAS

POURQUOI ÇA MARCHE


L


ongtemps, il n’y a
eu que Guillaume
Musso et Marc Levy.
Et puis on s’e s t
aperçu que la discrète Françoise
Bourdin alignait les best-sellers.
Les noms de Raphaëlle Gior-
dano, Agnès Martin-Lugand,
Aurélie Valognes et Virginie
Grimaldi ont fait leur appari-
tion, chacune différente, mais
chacune pareillement plébisci-
tée par les fans féminines des
livres-qui-font-du-bien, les feel
good books. Agnès Ledig, qui
quitte Albin Michel pour Flam-
marion, appartient à ce club. Ses
titres parlent pour elle. Se le dire
enfin succède à Juste avant le
bonheur , Pars avec lui , On re-
grettera plus tard , De tes nouvel-
les , Dans le murmure des feuilles
qui dansent.
Ingénieur à la SNCF, récemment
doté d’un héritage confortable,
Edouard, 50 ans, plante sa
femme en gare de Vannes pour
suivre une romancière anglaise
qui l’emmène en car jusqu’à la
forêt de Brocéliande. Edouard a
reçu une lettre qui l’a perturbé,
dont l’auteure tarde à dévoiler le
contenu. Son premier amour lui
écrit trente-trois ans après.

1 En a-t-on pour
son argent?
Plus on avance dans le livre,
plus on est frappé par la prodi-
galité de l’auteure et son cœur à
l’ouvrage. Ce n’est pas un mince
ouvrage édité en gros caractè-
res. La lecture est longue, four-

nie. Entrent les tourments du
jeune Edouard (années 80), une
intrigue parallèle avec une
femme qui pleure la disparition
de sa fille (surgeon qui finira par
rejoindre le tronc principal), et
autant de ramifications qu’il y a
de personnages autour de la
maison d’hôte bretonne où
Edouard cherche un sens à sa
vie. Gaëlle, propriétaire, veuve
et artiste, a un fils de 15 ans,
Gauvain, muet et hanté par son
propre secret. Il lui manquait
un référent masculin, Edouard
tombe bien. Un vieux voisin
veille néanmoins sur l’adoles-
cent, et met son atelier à dispo-
sition. Edouard va pouvoir ap-
prendre à Gauvain à fabriquer
des automates. N’oublions pas
Adèle, jeune femme très inquié-
tante qui fait de longues prome-
nades à cheval, mais passons
sous silence le premier amour
d’Edouard. Franchement, elle
est tarte. Sont beaucoup plus
attachants les deux animaux qui
jettent un œil sur les héros, un
chat qui comprend tout, et un
très vieux chien fatigué. Et on
allait oublier : la forêt! Ses mys-
tères, ses dangers, ses sortilèges,
ses bienfaits.

2 S’agit-il d’eau
de rose?
Quand Agnès Ledig, sage-femme
dans une vie antérieure, se mêle
de voir le mal et de nous en tou-
cher un mot, elle n’hésite pas. La
femme qui pleure dans l’intrigue
parallèle est une femme battue.

L’épouse d’Edouard, une gour-
gandine. Elle ne l’emporte pas
au paradis. Après avoir mis
Edouard à la porte de leur appar-
tement, elle découvre que son
amant l’a complètement dupée.
Elle passe une soirée à boire,
double whisky, trois verres de
vin, «la quasi-totalité d’une bou-
teille de champagne», le tout à
jeun. Agnès Ledig ne laisse au-
cun détail de côté. «Elle eut à
peine le temps de descendre sa
culotte sur ses bas autofixants
avant que ses fesses ne tombent
sur les toilettes et sa tête sur
les genoux. Dans un soulage-
ment orgasmique, elle pissa sa
détresse en un jet puissant et
long, et resta un moment à l’affût
des dernières gouttes pour être
sûre d’en avoir fini avec cette
expulsion-là.»

3 Edouard va-t-il
trouver sa vérité?
Oui.•

AGNÈS LEDIG
SE LE DIRE ENFIN
Flammarion, 430 pp., 21,90 €.

Edouard se raccroche


aux branches Un ingénieur


en rupture par Agnès Ledig


Par CLAIRE DEVARRIEUX

CASTERMAN
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