Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020 u 47


bonnes intentions : du saumon, des
champignons, du riz, de l’aneth, des
œufs, des épinards... On a entrevu
tout cela au rayon des surgelés mais
aussi sur une table de Noël en ver-
sion recette opulente de fin d’an-
née. On l’a aussi flairé dans les
petits salons précieux du Café
Pouchkine à Paris.
Et le chou blanc, bordel, dans
tout cela? Guélia Pevzner vient de
l’émincer fin comme un flocon de
neige. «Il faut l’acheter plutôt aplati,
avec les feuilles très serrées»,
expli-
que-t-elle en le malaxant avec un
peu de sel. Puis elle le fait légère-
ment revenir à la poêle sans une
once de matière grasse. «Moi, je pré-
fère quand le chou reste craquant. Il
y a des gens qui ajoutent du lait pour
atténuer un peu son goût.»
On pres-
sent qu’il doit bien y avoir une flo-
pée de recettes de koulibiak sur les
neuf fuseaux horaires de la Russie,
de l’enclave de Kaliningrad à Vladi-
vostok, sur plus de 9 000 kilomètres.
Mais on n’imaginait pas un tel
voyage quand Guélia Pevzner a ou-
vert la porte de son frigo pour en
sortir un sac en plastique rebondi
comme une outre. A l’intérieur : une
pâte beige. «Il y a 36 000 façons de
faire la pâte du koulibiak mais cel-
le-là, c’est la recette de la cuisinière
de Nikita Khrouchtchev.»

Stupeur, on était venu pour le kouli-
biak et nous voilà dans les cuisines
du père de la déstalinisation au dé-
but des années 60. «A l’époque où
cette recette a été publiée, c’était très
rare de parler de la vie personnelle
des dirigeants du Kremlin. Le ré-
gime soviétique méprisait les gestes
du quotidien, il n’y avait que les
idées qui comptaient. C’était consi-
déré comme bourgeois de parler de
nourriture, de mode. Les recettes
étaient juste publiées dans deux re-
vues féminines,
Ouvrière et Kolkho-
zienne », raconte Guélia Pevzner. A
l’écouter, on se dit que le commu-
nisme a fait autant de ravages dans
l’histoire gastronomique de la Rus-
sie que le grand satan McDonald’s
dans nos assiettes mondialisées.
Avant 1917, la cuisine russe se dé-
marquait par une gastronomie fas-
tueuse pour les plus nantis, faisant
notamment appel à des chefs fran-
çais et se nourrissant des goûts des
différentes régions de l’empire des
tsars. Prenez ce que nous appelons
la «salade russe» (pommes de terre,
petits pois, carottes, œufs durs, cor-
nichons, mayonnaise). En Russie,
on l’appelle toujours «salade Oli-
vier», du nom de son créateur,
Lucien Olivier, chef belge du res -
taurant moscovite l’Ermitage qui
l’inventa dans les années 1860 et
qui y mettait des queues d’écrevis-
ses et du caviar. Après la révolution
d’octobre, la «salade Olivier» perdit
ses plus beaux atours, l’écrevisse fut
remplacée par un infâme saucisson


industriel. La cuisine russe était de-
venue soviétique.
«Dans les années 20, le commissaire
du peuple Anastase Mikoïan fut
chargé d’établir des recettes pour les
cantines ouvrières avec des normes
d’Etat où les boulettes devaient com-
porter une proportion bien établie
de viande et de gras», raconte Guélia

Pevzner en écrasant les œufs durs
qui, mélangés au chou, garniront
son koulibiak. «En fait, c’est une re-
cette soviétique que je fais, ironise-t-
elle. Elle est plus proche du pirog
[tourte traditionnelle des pays de
l’Est, ndlr]. Mais parler de kouli-
biak, ça fait plus chic. Tu peux mul-
tiplier les couches à l’intérieur avec

du poisson, des viandes, du riz, des
blinis. Ça, c’est le koulibiak des jours
de fête que l’on cuisine une fois l’an.
Celui que je suis en train de faire
avec des œufs et du chou, c’est le kou-
libiak du quotidien que tu peux
manger à n’importe quel moment.»
Dans l’URSS des années 60, enfant,
Guélia Pevzner a appris à cuisiner
par nécessité : «Il fallait simplement
se nourrir pour survivre. Ce n’était
pas un passe-temps. J’ai appris
aussi à tricoter pour m’habiller.» Ses
parents sont ingénieurs, son grand-
père paternel, correspondant de
guerre pour la Pravda, est mort sur
le front à Kiev en 1941.

Bonheur simple. Comme sou-
vent aux fourneaux, Guélia Pevzner
cuisine aussi avec sa mémoire, ses
origines ashkénazes et géorgiennes
et des images de l’enfance. Elle ex-
plique comment confectionner la
pâte du koulibiak et l’étaler en deux
couches pour emprisonner le chou :
«Ma grand-mère faisait des galettes
de pelures de pommes de terre qui
lui rappelaient la guerre. Mon père
me racontait comme il avait survécu
en mangeant des pastèques en Asie
centrale qui n’avait pas été envahie
par les Allemands. Je revois aussi
ma tante qui épluchait avec une
incroyable finesse les pommes de
terre pour ôter le moisi de celles qui
avaient pourri dans les stocks sovié-
tiques.» Comme beaucoup d’étu-
diants dans les régimes totalitaires,
elle a appris l’ailleurs dans les livres,
s’inventant des voyages intérieurs
avant de quitter l’URSS. A la faveur
de la perestroïka et de sa pratique

du français depuis l’enfance, elle
débarque en France en 1989 : «Je dé-
couvrais le Paris que j’avais appris
dans les livres. Je marchais entre des
phrases en visitant les monuments.
C’est la première fois aussi que j’ai vu
un vrai jambon entier dans une
charcuterie. Le seul que j’avais vu
auparavant, c’était dans Pif le
chien, la BD qui figurait dans les pa-
ges de l’Humanité que l’on trouvait
à Moscou.»
Guélia Pevzner vient de déposer son
koulibiak doré sur un beau plateau
peint de Zhostovo, berceau de l’arti-
sanat populaire russe. On mord
dans ce bonheur simple de pâte et
de chou rempli d’émotions et de
douceur. Au gré de ses voyages et de
son parcours journalistique ( Con-
naissance des arts, les éditions in-
ternationales de Elle, Paris Match et
Polka ), elle a toujours cuisiné les
mets et les mots, notamment dans
le magazine littéraire russe Ogoniok.
Elle veut aujourd’hui raconter l’épo-
pée de la cuisine russe et soviétique
à travers les témoignages de ceux
qui l’ont vécue : «Je veux leur poser
toujours la même question : Quel
plat a accompagné un moment heu-
reux ou malheureux de votre vie ?»
Elle montre un gros ouvrage à la
couverture verte et aux photos de
plats surannées, le Livre de la nour-
riture bonne et saine, publié sous
Staline. Sur la page de garde figure
une dédicace où, explique Guélia
Pevzner, il est écrit : «A la mémoire
de la soupe du goulag.» •

(1) Le Chou blanc. Dix façons de le prépa-
rer, éd. de l’Epure, 24 pp., 8 €.

Food/


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LES PÉCHÉS MIGNONS DE...
HONORÉ DE BALZAC, ÉCRIVAIN FRANÇAIS (1799-1850)


  • Au petit-déjeuner : fruits, œuf à la coque

  • En balade : langue de bœuf fumée

  • Au dîner : sardines au beurre, aile de volaille ou tranche
    de gigot

  • Les jours de fête : huîtres en grande quantité, côtelettes
    pré-salées, perdreaux rôtis, caneton aux navets, sole normande,
    entremet, fruits, vin blanc

  • N’importe quand : pâté de macaronis

  • Toujours : café, vin blanc de Vouvray, Montlouis, Saumur,
    champagne, vins cuits d’Espagne et du Portugal.


Source : On va déguster : la France , sous la direction de
François-Régis Gaudry, éd. Marabout (2017)

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Guélia Pevzner cuisine avec sa mémoire, ses origines
ashkénazes et géorgiennes et des images de l’enfance.
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