Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

6 u Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


Q


uand l’économie mondialisée pa-
raît au bord du gouffre et qu’une
crise financière menace, Emma-
nuel Macron prend volontiers des accents
radicaux. Jeudi soir, en conclusion de son
adresse aux Français, le chef de l’Etat a es-
timé que l’épidémie dévoilait «au grand
jour» les failles du «modèle de développe-
ment» dans lequel s’est engagé notre
monde depuis des décennies. «Ce que ré-
vèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens
et des services qui doivent être placés en de-
hors des lois du marché» , a-t-il affirmé en
héraut de l’Etat-providence, à commencer
par la santé gratuite, «atout indispensable
quand le destin frappe». Il faut donc en fi-
nir avec cette «folie» qui a pu conduire les
Etats à «déléguer» l’alimentation ou le soin
de notre cadre de vie. Une «folie» du sys-
tème déjà dénoncée en son temps par Ni-
colas Sarkozy dans un discours à Toulon
en septembre 2008 en pleine tourmente
déclenchée par la faillite de Lehman Bro-
thers. Et tout comme l’ancien chef de
l’Etat appelait déjà à une «refondation du
capitalisme» reformaté sous le signe d’une
«croissance durable» , l’actuel locataire
de l’Elysée a promis en conclusion de son
allocution «des décisions de rupture».

«REPRENDRE LE CONTRÔLE»
Lesquelles? L’Elysée n’a pas donné de pré-
cisions vendredi. Mais la prochaine occa-
sion devrait se présenter bientôt, en prin-
cipe début avril, lorsque les citoyens tirés
au sort siégeant à la «Convention ci-
toyenne pour le climat» remettront leurs
propositions pour réduire les émissions de
gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici


  1. Au plus fort de la crise des gilets jau-
    nes, dans son allocution du 10 décembre
    2018, Macron avait déjà prophétisé une né-
    cessaire révolution : «Nous ne reprendrons
    pas le cours normal de nos vies
    [...] sans que
    rien n’ait été vraiment compris et sans que
    rien n’ait changé.»
    Et devant les dirigeants
    du monde réunis aux Nations unies le
    24 septembre 2019, il avait assuré qu’il ne
    suffirait pas de «réformer le système» pour
    limiter le réchauffement climatique et
    qu’il fallait donc «le changer» en sortant du
    libre-échangisme. Une tonalité très alter-
    mondialiste comme on disait au début des
    années 2000, que le chef de l’Etat avait
    déjà déclinée à Davos début 2018, invitant
    alors les patrons à s’engager pour un «nou-
    veau contrat mondial»
    . Cette mondialisa-
    tion qui ne cesse de creuser les inégalités,
    enrichissant les «nomades de ce monde au
    détriment des sédentaires»
    , il l’avait encore
    critiquée quelques semaines plus tard de-
    vant les experts de l’OCDE.
    Un discours pas vraiment nouveau donc
    mais que la crise du coronavirus vient à
    son tour légitimer en mettant en avant la


«F


reiner» encore davantage la propa-
gation du virus et «préserver»
l’économie et l’emploi. Au lende-
main de la «mobilisation générale» décrétée
jeudi soir contre le Covid-19 par Emmanuel
Macron, une partie de son gouvernement s’est
attelée, vendredi, à préciser les nouvelles
«mesures d’urgences» de lutte contre l’épidé-
mie et ses conséquences. Après une matinée
passée au ministère de l’Intérieur pour infor-
mer les préfets des consignes pour le premier
tour, dimanche, des municipales (lire page 3),
Edouard Philippe a annoncé au 13 heures de
TF1 l’interdiction des rassemblements de plus
de 100 personnes (contre 1 000 jusqu’ici).
«Notre objectif est de retarder au maximum

le pic» de l’épidémie, a justifié le Premier mi-
nistre, conscient que cette nouvelle directive
aura «des conséquences importantes pour les
théâtres, pour les cinémas». Le chef du gou-
vernement a, en revanche, exclu de stopper
les transports en commun : «Aujourd’hui, on
n’est pas du tout obligé de le faire», a-t-il as-
suré, rappelant que cela empêcherait les per-
sonnels soignants de se rendre à leur travail.
«Nous avons discuté avec les médecins, avec les
spécialistes, avec les scientifiques, qui nous di-
sent que les inconvénients [...] sont bien supé-
rieurs aux avantages», a ajouté Philippe,
avant de confirmer qu’il n’était «absolument
pas question de fermer les commerces», et que
la pénurie ne guettait pas.

Arrêt maladie. Pour limiter les déplace-
ments des salariés sans paralyser l’activité, le
gouvernement insiste également sur le «télé-
travail», inscrit dans la loi fin 2017. «Tout ce
qui peut être fait en télétravail doit être fait en
télétravail, a martelé la ministre du Travail,
Muriel Pénicaud. Un salarié qui demande le
télétravail et dont le métier le permet, c’est for-

cément oui.» Et s’il ne le permet pas et qu’il
doit garder ses enfants puisque les établisse-
ments scolaires sont fermés à partir de lundi,
il peut bénéficier sans délai de carence d’un
arrêt maladie, mais dont le niveau de l’indem-
nité n’est pas connu. «C’est automatique, si
vous avez un enfant de moins de 16 ans [18 ans
pour les parents d’enfants en situation de han-
dicap pris en charge dans un établissement
spécialisé, ndlr] qui est en crèche ou école, et
que le télétravail n’est pas possible», a expliqué
Pénicaud. Mais s’il est «possible», difficile
d’imaginer un parent avec des enfants en bas
âge chez lui bosser correctement...
Pour les entreprises touchées par le ralentis-
sement de l’économie, le Premier ministre a
confirmé la mise en place d’un «dispositif am-
bitieux [...] de chômage partiel ou d’interrup-
tion d’activité». «Ceux qui doivent interrom-
pre leur activité professionnelle [doivent
pouvoir] bénéficier d’un accompagnement de
la collectivité» pour que le salarié «ne perde
pas de pouvoir d’achat». Pénicaud avait assuré
avant lui que l’Etat allait prendre en charge
«100 %» du dispositif afin d’éviter les licencie-

Consignes et milliards :


les ministres annoncent la couleur


Transports maintenus,
télétravail encouragé,
rassemblements de plus de
100 personnes annulés, aides
aux entreprises... L’exécutif a
détaillé les mesures de crise.

nécessité de «reprendre le contrôle» dans
une Europe souveraine comme l’a souli-
gné Macron jeudi. Depuis quelques jours,
le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire,
répète en boucle que le Covid-19 constitue
un «game changer dans la mondialisa-
tion». En prenant l’exemple de l’industrie
pharmaceutique dans laquelle 80 à 85 %
des principes actifs des médicaments sont
produits en Chine, il invoque la nécessité
«impérative» de relocaliser en France un
certain nombre d’activités «et d’être plus
indépendant sur un certain nombre de
chaînes de production». Un enjeu majeur
de souveraineté, plaide-t-on à Bercy où
l’on promet qu’il y aura bien «un avant et
un après-coronavirus» en matière d’appro-
visionnements industriels.

«POINT ZÉRO»
« Cette crise démontre l’extrême vulnérabi-
lité d’un système dans lequel la part de la
Chine atteint aujour d’hui 20 % de la pro-
duction industrielle mondiale , confirme
Daniel Cohen, à la tête du département
d’économie de Normale Sup. Il ne s’agit
d’ailleurs là que d’une moyenne, c’est beau-
coup plus dans quantité de secteurs et il est
clair que l’on est arrivé à une mondialisa-
tion de la chaîne de valeur qui touche ses
limites.» Reste qu’on se trouve encore au
«point zéro» d’une démondialisation qui
n’a pas encore commencé, reconnaît Da-
niel Cohen. Une démondialisation dont le
principal moteur sera la réduction de
l’empreinte carbone.
CHRISTOPHE ALIX
et ALAIN AUFFRAY

ÉVÉNEMENT


Macron, atteint


par le virus de


l’altermondialisme?


En plaidant pour une
nécessaire démondialisation
et en se faisant chantre des
services publics, le chef de
l’Etat s’est voulu radical.
Comme le Sarkozy de 2008...

POLITIQUE


Emmanuel Macron durant son allocution, jeudi soir. PHOTO DENIS ALLARD
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