Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1

8


0123
D I M A N C H E 1E R - L U N D I 2 M A R S 2 0 2 0

L


undi 24 février. 19 heures. Pendant qu’une coiffeuse boucle ses longs

PLAYLIST

> DERNIER ARTISTE
ÉCOUTÉ
Clara Luciani

> DERNIER CONCERT
Brigitte

> DERNIER LIVRE LU
« Les culottées »,
de Pénélope Bagieu
(Gallimard BD, 2017)

> DERNIÈRE SÉRIE
« Mrs Fletcher » (HBO)

> DERNIÈRE APPLI
TÉLÉCHARGÉE
Calm (« Pour m’aider à
m’endormir. »)

Au bar Le Bambou, à Paris, le 24 février. LÉA CRESPI POUR « L E MONDE »

« Monsieur, dit la juge au grand jeune
homme face à elle, votre dossier va
être renvoyé en raison de la grève des
avocats contre la réforme des retraites,
dont vous avez certainement entendu
parler.


  • Ah non.

  • Vous n’avez pas entendu par-
    ler de la réforme des retraites?

  • Si, mais pas de la grève des
    avocats.

  • Vous m’avez fait peur. »
    A Soissons (Aisne) comme ail-
    leurs, les avocats refusent de plaider,
    les citoyens qui espéraient repartir en-
    fin débarrassés de leur litige devront
    revenir au tribunal dans un mois, tous
    quittent la salle au fil de l’appel, puis
    du renvoi de leur affaire. Tous, sauf un :
    David, trentenaire fluet qui se défend
    tout seul face à l’avocat (non gréviste)
    de Cofica Bail, un établissement de
    crédit qui lui réclame des sous.
    Dans D’autres vies que la
    mienne (P.O.L, 2009), Emmanuel
    Carrère évoquait ces justiciables qui
    « se débattent dans des difficultés à la
    fois médiocres et insurmontables » et
    « pataugent dans la glu du quotidien ».
    David, lui, est dans la glu jusqu’aux
    genoux.
    Jusqu’à il y a deux ans, tout al-
    lait à peu près bien. David était marié
    et en bonne santé malgré un accident
    de voiture en 2011 qui avait fragilisé sa
    colonne vertébrale. Son CDI de laveur
    de vitres lui permettait de payer les
    300 euros par mois pour la location
    longue durée de sa voiture, dite « loca-
    tion avec option d’achat ».
    Un faux mouvement en lavant
    des carreaux il y a deux ans : dos blo-
    qué. « J’ai mis un quart d’heure à redes-
    cendre de l’échelle. » Deux vertèbres
    touchées, scoliose, hernie spongieuse.
    Un licenciement pour inaptitude, un
    employeur qui tarde à verser les in-
    demnités, le chômage qui n’arrive pas
    pendant six mois, et le piège de la
    location avec option d’achat qui se
    referme sur David.
    « Ils m’avaient dit : “En cas de
    problème, vous nous rendez la voiture,
    et vous ne nous devez plus rien.” »
    Certaines petites clauses ont dû lui
    échapper, le marchand peu scrupu-
    leux s’est bien gardé de les signaler.
    « En gros, en fait, c’était pas une loca-
    tion, c’était un achat. » David ne peut
    plus verser les 300 euros mensuels,
    Cofica Bail fait saisir la voiture, la re-
    vend au prix de l’Argus, c’est-à-dire à
    moitié prix, et David doit rembourser
    la différence : 9 340 euros. La glu.
    « Je ne peux plus rien payer là.
    Plus la séparation avec mon ex, qui m’a
    laissé deux autres crédits sur le dos...

  • Quelles sont vos dettes globa-
    les, à peu près ?, s’inquiète la juge.

  • Dans les 12 000. Sans compter
    les 9 000 de la voiture. » La super-glu.
    Face à plus de 20 000 euros de
    dettes, David touche 980 euros de chô-
    mage. Il a une fille de 1 an à sa charge.
    Sa nouvelle compagne ne peut pas
    l’aider, elle aussi est au chômage,
    344 euros par mois. Il ne peut plus bos-
    ser à cause de sa colonne vertébrale
    hors service. Les cachets antidouleur
    quotidiens lui bousillent le cerveau :
    « Je perds la mémoire, j’ai un manque
    d’inattention », dit-il dans un curieux
    lapsus. L’hyper-glu.
    David propose de rembourser
    petit à petit, 70 euros par mois. L’avo-
    cate de Cofica Bail n’ose pas trop insis-
    ter devant une situation si précaire,
    mais réclame 950 euros pour ses frais.
    C’est un mois de chômage pour David.
    Décision rendue le 20 mars. D’ici là, le
    jeune homme espère que le dossier de
    surendettement qu’il a déposé aura
    été accepté, et que la Banque de
    France aura revu sa dette à la baisse
    pour lui sortir les genoux de la glu.


A U T R I B U N A L D E S P E T I T S T R A C A S

A Soissons, la glu


du quotidien


Henri Seckel

UN APÉRO AVEC...


CAROLINE VIGNEAUX


Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. L’ex-avocate devenue humoriste est en tournée
pour son deuxième spectacle. Une énergie sans filtre

« Je suis une féministe optimiste »


Sandrine Blanchard

avec une sensation un peu abyssale d’avoir plongé et dé­
sormais de devoir nager. » Son côté « rigueur, formation,
diplôme » reprend le dessus. Elle s’inscrit au Cours Florent le
matin et réserve ses après­midi à l’écriture. Elle n’a aucune
culture théâtrale, sa seule référence est Jacqueline Maillan
dans la pièce Croque­Monsieur (« une femme exubérante qui
en fait des caisses, c’était donc possible! »), visionnée sur une
VHS avec son grand­père. Au Cours Florent, elle a l’âge du
prof et, lorsqu’elle dit « j’aimerais faire du café­théâtre », on lui
répond « ah non! ici on fait du théâtre ». Elle sourit et reste
combative. Son choix de tout plaquer et son expérience
d’avocate commise d’office aux assises, qui lui a permis de
plonger pendant un an dans des affaires de braquage, de
viol ou de meurtre, vont alimenter son premier spectacle.
Du café­théâtre parisien Le Lieu (40 places) à l’Olympia, en
passant par le Palais des glaces ou la Comédie de Paris, Ca­
roline Vigneaux parvient, en dix ans, à s’affirmer sur la
scène humoristique, déjà fort encombrée, grâce à son art
de l’éloquence et son aisance à se raconter sans filtre.
« Je me suis lancée en étant consciente que je pouvais
me planter. En cas de ratage, il était hors de question que je re­
devienne avocate, cela aurait acté l’échec », dit­elle en citant
Nelson Mandela : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit
j’apprends. » Elle a gagné. Son deuxième spectacle (Caroline
Vigneaux croque la pomme), plus abouti que le premier, a
déjà réuni plus de 120 000 spectateurs en quinze mois. Après
son succès à Paris, Caroline Vigneaux sillonne la France en
tournée. Elle a définitivement quitté la robe pour plaider
avec justesse et humour la cause des femmes, sans attendre
le mouvement #metoo. « Je suis une féministe optimiste, re­
vendique­t­elle. Je n’oublie pas que ma grand­mère n’avait pas
le droit de vote. On avance! C’est grâce au féminisme que je
peux être sur scène et dire ce que je veux. » Et elle ne s’en prive
pas. Dans un show endiablé et pédagogue, cette fan de Julie
Ferrier ne s’interdit aucun sujet et convoque avec à­propos
aussi bien Olympe de Gouges que Gisèle Halimi.
L’enfant hyperactive à qui on disait « arrête de faire
ton intéressante » s’est déployée tel un nénuphar, mais
reste dans l’angoisse que cette nouvelle vie s’arrête. « Je n’ai
pas le sentiment d’être arrivée quelque part. » Incapable d’at­
tendre le désir d’un réalisateur ou d’un metteur en scène,
elle mène sa barque seule, écrit, sur les conseils du produc­
teur Alain Goldman, un long­métrage, plus précisément
une comédie sur... le féminisme ainsi qu’un livre consacré
au... changement de vie.
21 heures. Le cendrier est plein, les verres sont vides.
Demain, Caroline Vigneaux part jouer à Blagnac, près de
Toulouse. En attendant, elle va retrouver ses fils, jongler
avec les baby­sitters et écrire, comme elle le fait tous les
jours depuis dix ans. Son spectacle au Grand Rex, à Paris,
programmée le 18 mars, est déjà presque complet. Elle n’en
revient pas. « D’où je viens, ce n’est pas normal! » Il y a quel­
ques années, lorsqu’elle avait annoncé à ses parents qu’elle
n’était plus avocate mais humoriste, son père avait lâché :
« Ma fille est folle! »

cheveux blonds en prévision de la séance photo, Caroline
Vigneaux découvre sur son téléphone portable que le pro­
ducteur de cinéma Harvey Weinstein vient d’être condamné
pour agression sexuelle et viol. Le poing levé, l’humoriste lâ­
che un grand « yes! » Elle est comme ça, Caroline Vigneaux,
impulsive, directe et branchée sur pile électrique dès qu’il
est question de féminisme. Aussi loin qu’elle s’en sou­
vienne, féministe, elle l’a toujours été. Dans le fumoir du bar
chic et branché parisien Le Bambou – ambiance tamisée, dé­
cor asiatique, cocktails aux saveurs thaïlandaises, « j’aime
tout ici » –, l’humoriste sirote un Moscow mule en racontant
qu’elle n’a jamais supporté d’être empêchée dans ses choix
sous prétexte qu’elle était une fille.
Gamine, elle n’acceptait pas de s’entendre dire
« n’abîme pas ta robe à smocks, assieds­toi et dessine » pen­
dant que ses cousins couraient et s’amusaient dehors. Collé­
gienne, elle ne comprenait pas que garçons et filles soient
séparés lors des cours de sport, elle qui voulait se confronter
à toutes les disciplines et ne pas être cantonnée au badmin­
ton. Ce sentiment d’injustice doublé d’un tempérament ex­
plosif a forgé son caractère. Cette fille de bonne famille pro­
vinciale née à Nantes – père ingénieur, mère orthophoniste,
éducation catholique stricte et culte des études à condition
que ce soit droit, médecine ou commerce – deviendra avo­
cate. Par choix. « J’ai adoré mon premier métier. » Comé­
dienne? Elle n’y avait jamais pensé, tant cette profession de
saltimbanque ne faisait pas partie du logiciel familial. Il a
fallu la mort de son grand­père maternel adoré et sa partici­
pation à un spectacle de l’Union des jeunes avocats (UJA)
pour que Caroline Vigneaux, 45 ans, change de vie.
L’œil pétillant, la voix claire, le débit rapide, la qua­
dragénaire au physique de trentenaire affiche une vitalité et
une joie de vivre non feintes. Avec son pull rose pale floqué
du mot « Amour », son jean et ses baskets, celle qui se dit
« marquée à vie » par la série Sex and the City revendique
d’être libre comme l’air. « Je suis le moteur de mon propre tra­
vail. J’ai tout fait toute seule, écriture et mise en scène, et suis
montée marche par marche. » Son itinéraire l’atteste.
En 2008, l’avocate en droit des affaires dans un grand
cabinet américain remet sa démission. Elle a 34 ans, gagne
confortablement sa vie en bossant sur des dossiers d’assu­
rance­vie et de réassurance, mais ne veut plus prendre le ris­
que d’avoir des regrets. « J’ai accompagné mon grand­père
dans la dernière semaine de sa vie. Tandis qu’il mourait de
vieillesse et que je lui tenais la main, je m’interrogeais sur les
choses que j’aurais envie de faire pour ne pas avoir à me dire sur
mon lit de mort : je n’ai eu qu’une vie et je n’ai pas fait ça. » « Ça »,
c’était être sur scène et faire rire. Elle ne l’avait vécu qu’une
fois. Lors du spectacle de l’UJA réalisé par et pour des avocats.
« J’avais fait un sketch, le public avait ri, cela avait été un kif
absolu », raconte celle qui a remporté, en 2005, le concours
d’éloquence de la Conférence des avocats du barreau de Paris.
Ce n’est pas tant le jour J de sa démission que le J + 1
qu’elle garde en mémoire. « Ce fut le matin le plus violent, XAVIER LISSILLOUR
Free download pdf