Libération - 22.02.2020

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16 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Un projet de territoire a été signé début 2019
entre l’Etat et les collectivités (sauf la munici-
palité) avec 700 millions d’euros d’investisse-
ments; selon la ministre Elisabeth Borne. «Un
chiffre fourre-tout qui ratisse large», réfute
Brender. Une amélioration de la desserte rou-
tière et ferroviaire est prévue, ainsi qu’une
zone d’activité pilotée par une société d’éco-
nomie mixte franco-allemande. Mais «il faut
créer les ­conditions de l’attractivité», rétorque
le maire. «Caser 2 000 emplois ici... soupire
Pascal, gérant d’une boîte de contrôle techni-
que. Quand une usine ferme, c’est rare qu’une
autre la remplace.» Des promesses alléchantes
se sont évanouies, comme une usine Tesla ou
un «Airbus» de la batterie. «On connaîtra un
trou d’air, il faudra cinq ou six ans avant que
quelque chose se passe», prédit le boulanger,
Michel. En attendant, une cellule a été mon-
tée, via un fonds d’amorçage de l’Etat, pour
soutenir les boîtes les plus touchées.
Opposant historique à la centrale, André Hatz
reproche aux élus locaux de ne pas avoir pré-
paré la transition : «On est allé tirer leur man-
che, on a proposé des solutions mais ils ne vou-
laient rien entendre. Pour les politiciens

Claude Brender, ne lésine pas sur la mise en
scène : «La symbolique, c’est qu’on entre dans
les ténèbres !» Sur son bureau, une pile de car-
tes barrées d’un slogan pessimiste : «1978, Fes-
senheim source de prospérité. 2020, vers une
impasse financière.» Fermée, la parenthèse?
Le maire brosse les quarante ans qui ont fait
du «petit village perdu dans la partie la plus
pauvre et agricole de ­l’Alsace», à 30 km de
Mulhouse, un bourg ­doté de commerces et
de nombreux équipements – école, collège,
média­thèque, complexe sportif. En drainant
son lot d’ingénieurs et de techniciens supé-
rieurs, la centrale, avec sa manne fiscale,
«a créé un îlot de prospérité».
Brender ne décolère pas contre l’Etat qui com-
pensera dix ans, et de manière dégressive, le
manque à gagner fiscal de 6,3 millions d’euros
annuels, mais prévoit aussi la poursuite du
versement de 2,9 millions d’euros par an à un
fonds national créé à la suppression de la taxe
professionnelle. «On nous vole une rente»,
tempête l’élu, craignant, avec le départ des fa-
milles, des fermetures de classes et un tissu
associatif qui s’effiloche : «La dévitalisation
nous pend au nez.»

classements dans d’autres unités EDF avec in-
demnisation, démissions, départs en retraite
et une poignée de créations d’entreprises : la
décrue des effectifs a débuté et se poursuivra
avec le départ de 160 agents en 2020, pour
tomber à 60 en 2025, lors de la phase de dé-
mantèlement. «Les gens n’ont pas envie de dé-
raciner leur famille», explique Vincent Rusch.
Embauché en 1989, il a suivi une formation
d’ébéniste et projette d’ouvrir son atelier.

«Prospérité». Si les salariés sont accompa-
gnés, la fermeture va fragiliser les 300 presta-
taires et le millier d’emplois indirects et in-
duits qui dépendent de la centrale. Quel
avenir attend Fessenheim et ses 2 400 habi-
tants? «Ici, ­reprend Vincent Rusch, chacun a
grandi avec la vision de ce grand cube blanc»
entouré de bois dégarnis par l’hiver, le grand
canal ­d’Alsace en contrebas et, au loin, la Fo-
rêt-Noire. «Quelqu’un m’a dit : “C’est comme
si on retirait le clocher du village.”»
Devant l’église, le panneau d’annonces muni-
cipales affiche l’extinction de l’éclairage
­public «en solidarité» vendredi soir et une
soupe populaire éclairée à la bougie. Le maire,

L


a banderole syndicale est restée solide-
ment accrochée à la grille du site mais
elle porte un mot d’ordre qui a vécu :
«La centrale est sûre... Qu’elle dure.» Sur le
parking battu par le vent, les salariés se pres-
sent, coupant court aux questions. Les mines
fermées ont remplacé les poings levés. «De-
puis 2012 et l’annonce de François Hollande
[sur la fermeture de la centrale], ils vivent avec
ce poids. Là, les médias débarquent et eux ont
envie d’avoir la paix», les comprend Vincent
Rusch, délégué CFDT, qui décrit la palette
d’émotions par lesquelles ils sont passés : «La
colère, l’incertitude – ferme, ferme pas –, l’in-
compréhension et l’indignation depuis que les
dates sont figées», dans la nuit de vendredi à
samedi pour l’arrêt du premier réacteur,
le 30 juin pour le second. Et une question qui
a taraudé les 750 agents : partir ou rester? Re-

A Fessenheim, «c’est comme si on


retirait le clocher du village»


La fermeture programmée de
la centrale nucléaire est vécue
comme un déchirement pour
les habitants, qui redoutent la
«dévitalisation» du territoire.

france


Source :
ministère de la Transition
écologique et solidaire

Gravelines

Paluel Penly

Chinon Civaux

Blayais

Golfech
Tricastin

Cruas

Saint-Alban

Bugey

Belleville

Flamanville

Dampierre

Nogent-sur-Seine

Saint-Laurent Fessenheim

Chooz

Cattenom

900 MW 1978-
1985-
2000-
Prévu pour 2023

1300 MW
1450 MW
1600 MW (EPR)

Réacteurs
concernés
par le plan
de fermeture
2020-

Puissance
des réacteurs

Années de mise
en service

d’envoi de la transition énergétique
voulue par la loi éponyme adoptée
en 2015. Avec un début de reflux de
l’atome dans le mix électrique fran-
çais. «Cet événement constitue une
première étape dans la stratégie
énergétique de la France, qui vise un
rééquilibrage progressif entre l’élec-
tricité d’origine nucléaire et l’électri-
cité d’origine renouvelable», s’est
­félicité le gouvernement en publi-
ant le décret signant l’arrêt de mort
de Fessenheim. Le nucléaire, qui
a fourni au pays plus de 80 % de
son électricité (71 % aujourd’hui),
doit voir sa part tomber à 50 % d’ici
à 2035 via la fermeture étalée de
quatorze réacteurs ayant dépassé
les quarante ans d’âge. Les deux
premiers seront donc ceux de Fes-
senheim. Suivront des «tranches»
aujourd’hui en fonctionnement sur
les centrales du Blayais, du Bugey,
de Chinon, Cruas, Dampierre, Gra-
velines et Tricastin. Centrales qui
ne fermeront pas, contrairement à
la doyenne alsacienne, car elles
abritent d’autres réacteurs plus
­récents.

Perte de vitesse
Mais là encore c’est l’inconnu : com-
ment va-t-on remplacer tout ce nu-
cléaire par de l’électricité renouvela-
ble, sachant qu’il est évidemment
exclu de faire appel au charbon? Ac-
tuellement, la part des «ENR» ne dé-
passe pas les 20 % et encore en
grande partie grâce aux barrages hy-
drauliques. Celle des éoliennes et du
solaire décolle lentement. Mais avec
les premiers champs d’éoliennes en
mer, la France espère atteindre les
32 % de renouvelables en 2030. EDF
et toute la filière souhaitent en re-
vanche obtenir un feu vert à la cons-
truction de «trois paires d’EPR», soit
six puissants réacteurs nouvelle gé-

nération de 1 450 à 1 650 MW. Objec-
tif : compenser en partie l’arrêt des
quatorze réacteurs prévus d’ici
à 2035 et surtout relancer un atome
en perte de vitesse un peu partout
dans le monde. Alertant du «risque
sur la sécurité énergétique» que fait
peser la disparition «de 5 GW de ca-
pacités pilotables», la Société fran-
çaise de l’énergie nucléaire répète,
en bon lobby, que «la France doit
­décider sans tarder» du lancement
de ce nouveau nucléaire.
La déroute de l’EPR de Flamanville
(Manche), qui ne démarrera pas
avant 2023 pour cause de soudures

défectueuses, retarde pour l’heure
toute décision politique : deux EPR
ont beau fonctionner depuis l’an
dernier à Taishan en Chine, l’ASN
doit d’abord autoriser le démarrage
du premier exemplaire français à
Flamanville. Il reviendra donc au
prochain président de décider
d’un feu vert à ces six EPR qui coûte-
raient la bagatelle de 46 milliards
d’euros... si tout va bien. Autant en
moins pour la transition vers les
énergies renouvelables, diront ceux
qui ne se contenteront pas du «sym-
bole» que constitue la fermeture de
Fessenheim.•

Avec Fessen-
heim, EDF saute dans l’inconnu :
c’est la première fois qu’on déman-
tèle deux réacteurs de cette taille
et l’expérience doit servir pour les
suivants. La facture finale est aussi
un mystère : l’électricien a parlé
de 350 à 400 millions d’euros par ré-
acteur. Mais un rapport parlemen-
taire juge ce chiffrage «irréaliste»
évoquant plutôt un milliard... Et
quid de l’emploi induit? «Après
2025, il ne restera environ que 60 sa-
lariés EDF et une centaine de presta-
taires pour gérer les activités de dé-
mantèlement», précise l’électricien.
La généreuse enveloppe publique
attendue par EDF en contrepartie
de la fermeture de Fessenheim ser-
vira à financer cet «après» incertain.
Les 11,9 TWh produits chaque année
par la centrale (2 % de l’électricité
française) généraient un chiffre
d’affaires de 400 millions d’euros
par an. Exactement le montant de
l’indemnité initiale accordée par
l’Etat. Mais l’électricien peut espé-
rer dix fois plus d’ici à 2040, car il
est prévu de compenser son man-
que à gagner pendant vingt ans. «On
peut arriver à 4 milliards d’euros»,
calcule Sortir du nucléaire, qui a
saisi Bruxelles d’une enquête pour
«aide d’Etat». Depuis, le gouverne-
ment a fait savoir qu’EDF ne serait
pas indemnisé de la sorte pour les
douze réacteurs qui fermeront dans
les quinze ans à venir.
La fin de Fessenheim marquera en
tout cas un tournant dans la politi-
que énergétique du pays. Il y a qua-
rante-trois ans, la France inaugurait
à Fessenheim le programme des
­réacteurs REP à eau pressurisée et
l’édification, en à peine deux décen-
nies, de 19 centrales nucléaires ré-
parties sur tout le territoire. Ce sa-
medi donnera à l’inverse le coup

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Claude Brender, maire de
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