Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

2 u Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Recueilli par
pierre Carrey
et sylvain Mouillard

L


e «burn-out», qu’on pouvait
imaginer réservé aux cadres
urbains, frappe désormais
durement le monde paysan. C’est
le sombre tableau qui ressort
d’une étude publiée
cette semaine par la
chambre d’agricul-
ture de Saône-et-Loire, alors que
la grand-messe du secteur, le Salon
de l’agriculture, s’ouvre ce samedi
à Paris.
Dans ce département de 7 000 ex-
ploitations, le deuxième plus vaste
de France en surfaces agricoles uti-

lisées, une série de suicides en 2017
a poussé les responsables locaux à
s’interroger : pourquoi un tel mal-
être? Un tiers des quelque 300 agri-
culteurs qui ont répondu à l’obser-
vatoire Amarok, spécialiste de la
santé des travailleurs non salariés,
jugent leur santé physique passable
ou mauvaise. La proportion est
identique pour la
santé mentale. En
Saône-et-Loire, un
paysan dort en moyenne six heures
et vingt-deux minutes par nuit, soit
42 minutes de moins que le reste de
la population française. 66 % n’ont
pris qu’une journée de repos (voire
moins) au cours du dernier mois,
tandis que le temps de travail heb-

Témoignages


Événement


AGRICULTEURS


«On sent qu’on


perd prise


et qu’on va


dans le mur»


«Libération» donne la parole à deux exploitants


qui ont souffert de burn-out. Entre fatigue, isolement


et précarité, ils racontent le profond malaise d’une


profession débordée par les difficultés, alors que


s’ouvre ce samedi à Paris le Salon de l’agriculture.


agricole, 605 paysans se sont ôté la
vie en 2015, un risque 12 % plus
élevé que dans le reste de la popula-
tion. Ces pensées noires, les exploi-
tants interrogés par Libé­ration les
ont aussi ressenties. Ils racontent.

Fabrice Porcheron,
43 ans, éleveur bovin
au Breuil (Saône-et-Loire)
«Un jour, je me suis pendu. C’était
en 2006, j’avais une vie normale
d’agriculteur. Je travaillais depuis
neuf ans dans un Gaec [groupement
agricole d’exploitation en commun,
ndlr] à Estrablin, en Isère, avec mon
frère. Je me suis tapé des nuits à
faire de la compta, la crise de la va-
che folle, le boulot dur, les tensions
en famille. Et puis j’ai fini au bout
d’une corde. Celui qui m’a trouvé,
c’est un chasseur qui venait relever
la cage à corbeaux dans la stabula-
tion [le bâtiment pour le bétail]. J’ai
passé dix jours en soins intensifs à
Grenoble, j’ai fait trois comas.
«Je n’ai pas d’explication et pas le
moindre souvenir. La fatigue, l’ac-
cumulation? Je suis allé me mettre
une corde au cou, un jour, à la fin
de mon travail. Un moment banal.
Peut-être que beaucoup d’agricul-

teurs ont fait comme moi : sans sa-
voir pourquoi. Moi, j’ai eu la chance
de revenir.
«De plus en plus de copains me di-
sent qu’ils veulent se foutre en l’air.
D’autres boivent, pas juste un apéro,
mais ils boivent, midi et soir. Ils
sont débordés, ils en ont marre de
vendre à perte, marre des nouvelles
normes contraignantes à respec-
ter... Ils ne se plaignent pas de la so-
litude, vu qu’ils ont une compagne.
Je leur réponds qu’ils n’ont pas le
droit de faire ça. Qu’il faut attendre
des jours meilleurs. Mais, en vérité,
les jours se suivent et se ressem-
blent.
«Vous allez peut-être trouver bizarre
que j’aie repris mon métier. En fait,
j’ai passé quatre ans dans les travaux
publics entre-temps. Des journées
terminées à 17 heures, trois jours de
repos par semaine, cinq semaines
de congés. C’était super mais je
m’ennuyais. J’ai appris tout petit
l’amour du métier, dans la ferme de
mon ­oncle. J’aime les bêtes et ce tra-
vail dehors, ce boulot qui consiste à
nourrir les autres. Je me suis accro-
ché par passion. Par fierté, pour
montrer que je suis capable.
«En 2011, j’ai repris Suite page 4

domadaire dépasse les 50 heures
pour la moitié des sondés. Autant
de facteurs qui expliquent que 35 %
des paysans présentent un risque
de burn-out.
«La situation est grave, préoccu-
pante depuis dix ans, mais nette-
ment critique depuis deux à
trois ans, analyse Bernard Lacour,
éleveur bovin et président de la
chambre départementale d’agricul-
ture. Les agriculteurs sont isolés, gé-
ographiquement, socialement, af-
fectivement.» Cette situation n’est
pas propre au département bour-
guignon. Les suicides dans le
monde agricole font l’objet d’une
vigilance accrue depuis quelques
années. Selon la Mutualité sociale
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