Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


E


lle parle de ses travaux de re-
cherche et de sa vie en miroir.
Dans le Triangle et l’Hexa-
gone, réflexion sur une identité noire
(la Découverte), Maboula Souma-
horo, maîtresse de conférences à
l’université de Tours, revient sur ses
thèmes de recherche, (la diaspora
africaine et le «triangle atlantique»,
qui relie l’Afrique, l’Europe et les
Amériques). Mais l’ouvrage est
aussi le récit du parcours, rare,
d’une femme, noire, transclasse.
Née à Paris dans une famille origi-
naire de Côte-d’Ivoire économique-
ment précaire, Maboula Soumahoro
est aujourd’hui docteure en civilisa-
tions du monde anglophone. Ses
trajectoires intellectuelle et person-
nelle sont intimement mêlées, et
elle assume ce pas de côté vis-à-vis
de la posture intellectuelle classi-
que revendiquant la distance criti-
que. «La distance m’est impossible.
Je lui préfère le point de vue.» En-
fant, elle ne se sentait ni vraiment
ivoirienne ni vraiment française.
C’est en poursuivant ses études aux
Etats-Unis que son «identité noire,
transnationale, diasporique s’est
forgée». C’est aux Etats-Unis, écrit-
elle encore, «que je me suis définie

comme française et qu’on m’a crue».
Maboula Soumahoro emploie les
mots «race», «noir», «blanc» : «Il ne
s’agit pas d’essence ou de biologie,
écrit-elle, mais de fabrication et de
construction.» Et regrette l’aveugle-
ment de la France face à la question
raciale.
Le mythe du retour traverse vos
recherches sur la diaspora afri-
caine. Pourquoi?
Sans doute parce que j’ai moi-même
été élevée dans le mythe du retour.
Je suis la fille d’immigrés ivoiriens.
Je suis née à Paris, j’ai grandi en
France dans les années 70 et 80 à
une époque où mes parents pen-
saient qu’on repartirait. Le but était
de bien travailler à l’école et de
constituer l’élite ivoirienne. Il y
avait des valises à la maison, mes
parents parlaient le dioula. La
France, c’était dehors, c’était
ailleurs. La France n’était pas à moi.
A la cantine, je découvrais des plats
comme le chou-fleur. La France elle
aussi me renvoyait l’idée que je re-
partirais. J’étais une «immigrée de
deuxième génération». Cette expres-
sion n’a aucun sens! On n’immigre
pas sur deux générations! Je n’ai
pas grandi en me sentant française.
Pour moi la France était blanche.
Les années 80, c’est aussi l’émer-
gence du FN qui demandait le re-
tour massif des immigrés dans
«leur» pays, «la France aux Fran-
çais»... A la fin des années 80, le

Maboula


Soumahoro


«C’est aux Etats-Unis


que je suis enfin


devenue noire»


Dans un ouvrage hybride,
sorte d’essai autobiographique,
la docteure en civilisations du monde
anglophone fait converser son
parcours et des réflexions
sur l’identité noire. Elle analyse
la diaspora africaine et revendique
la notion de race, loin de l’idée que
pour s’entendre il est nécessaire
de cultiver l’illusion que nous
Patricia KAHNsommes identiques.

Recueilli par
Sonya Faure
et Balla Fofana
Dessin
Jeanne Detallante

rêve de retour de mes parents s’est
estompé, ma mère a compris, je
crois, qu’on allait rester. Et moi, je
me disais que je n’avais pas envie de
vivre en Côte-d’Ivoire, où je n’étais
allée qu’une fois. Mais cette ques-
tion du retour, qui me faisait parfois
peur, petite, m’a hantée. Et beau-
coup plus tard, lors de mes études
universitaires, elle m’est revenue.
Comment?
Mes recherches portent sur les dis-
persions, les croisements, les pro-
jets de retours, réels ou imaginaires,
de la diaspora africaine. Sur le «tri-
angle» qui relie l’Afrique, l’Europe
et les Amériques. Les idées de terres
d’origine et de retour font partie
d’une longue tradition intellectuelle
et politique, de Marcus Garvey au
mouvement rastafari afro-jamaï-
cain. Elles nourrissent aussi la litté-
rature diasporique, de Maryse
Condé [l’auteure guadeloupéenne de
la saga Ségou, ndlr], à Yaa Gyasi
[auteure américano-ghanéenne de
No Home], de Léonora Miano ou de
l’essayiste Ta-Nehisi Coates. Lors de
ma maîtrise en France, j’avais tra-
vaillé sur l’histoire du Liberia. Cet
Etat est né d’un projet philanthro­-
pique au XIXe siècle, visant à facili-
ter le retour en Afrique d’anciens es-
claves noirs chrétiens. Qui étaient
ces Noirs des Amériques qui déci-
daient de rentrer «à la maison»?
Que pensaient-ils trouver en fon-
dant le ­Liberia? Comment imagi-

naient-ils cette Afrique qu’ils
avaient perdue? Mais à l’époque, je
mettais encore une grande distance
entre les Noirs américains et moi.
C’est aux Etats-Unis que j’ai compris
que, moi aussi, je faisais partie de
ces populations dispersées qu’un
ailleurs hantait. Les conditions ex-
térieures et les histoires sont diffé-
rentes, mais la nostalgie, les com-
plexes, ces liens qu’on maintient,
parfois bien mal, se font écho. Moi
aussi, j’ai perdu l’Afrique.
C’est aussi aux Etats-Unis que
vous découvrez réellement la
notion de diaspora.
A New York, j’ai étudié l’Atlantique
noir du sociologue Paul Gilroy
(éd. Amsterdam, 2017). Cette dias-
pora, cette dispersion née de la
traite transatlantique, a créé des
communautés transnationales
­connectées notamment par la
­culture (la musique, la nourriture,
les vêtements, les langues...). C’est
ce qui fait que quand j’arrive au
­Sénégal, à New York ou en Jamaï-
que pour la première fois, il y a une
intimité immédiate, une con-
nexion, une reconnexion. Ces en-
droits ne m’appartiennent pas ex-
clusivement, mais je peux m’y
fondre. C’est ça, la diaspora. Les
chercheurs internationaux utilisent
le terme de diaspora depuis les an-
nées 60. Elle se caractérise par le
départ de populations d’un endroit
pour aller dans au moins deux en-
droits différents. Ce départ est dicté
par la nécessité, une catastrophe,
une guerre, une tragédie. Ce qui
compte surtout, ce sont les relations
que les populations en situation de
diaspora développent avec leur
terre d’accueil (souvent hostiles) et
les liens qu’elles maintiennent en-
tre elles comme avec leur point de
départ. Ce lien peut être concret,
imaginé, ou fantasmé. L’outil d’ana-
lyse de la diaspora permet la com-
paraison et la complexité. Etre noir
dans les Amériques, en Europe ou
en Afrique, c’est différent. Les cher-
cheurs spécialistes de la diaspora
africaine ont dû renouveler les caté-
gories habituelles d’analyse pour
étudier un territoire aussi grand que
le «triangle atlantique» et ne pas se
laisser corseter par les frontières
nationales, tout comme leurs sour-
ces et leurs archives : les premiers
concernés par la diaspora ont laissé
peu d’archives écrites. Voilà autant
de questions sur lesquelles j’aime-
rais que l’on puisse réfléchir serei-
nement, en France aussi, sans
­polémique, sans crainte d’une révo-
lution noire!
Justement, comment situez-
vous les black studies en France?
Etudier la diaspora amène à éclater
tous les modèles et toutes les fron-
tières. Cela oblige à une refonte to-
tale des disciplines françaises, à
faire travailler ensemble des philo-

Idées/


sophes, des politologues, des lin-
guistes, etc. Quelques éléments
vont dans ce sens, mais il faudra
aussi mélanger les profils des cher-
cheurs, s’assurer qu’il n’y ait pas
que des personnes blanches à tra-
vailler sur les questions touchant à
l’Afrique et aux connexions trans-
atlantiques. Il paraît aujourd’hui
évident à tous que les femmes doi-
vent être présentes dans les études
sur le genre et le féminisme. Eh
bien c’est pareil pour les autres ca-
tégories. Cette transformation pro-
fonde se fera sur un temps long,
mais elle ne se fera pas toute seule.
Gardons en tête que les black stu-
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