Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 23


vain guinéen Camara Laye retrace
l’histoire de Soundiata Keïta et de la
fondation de l’Empire du Mali
au XIIIe]. Aux Etats-Unis, échanger
avec des profs noirs, africains-amé-
ricains ou jamaïcains, a été essen-
tiel. Ils m’ont révélé que l’histoire
africaine, mon histoire, pouvait être
un objet d’étude. Que je pouvais me
servir des histoires de ma mère, que
cela aussi pouvait devenir une
source précieuse. L’archive n’est pas
forcément désincarnée.
Vous dites que vous êtes «deve-
nue noire» : qu’est-ce pour vous
qu’être noire, et que mettez-vous
derrière la notion de «race»?

t’appelles Soumahoro? Et tu connais
l’histoire de ta famille ?» Je lui ai ré-
pondu que ma mère m’avait un peu
raconté. «Ce ne sont pas seulement
des histoires qu’on raconte, m’a-t-il
répondu. C’est aussi une histoire que
tu peux étudier.» Les Soumahoro
ont une généalogie prestigieuse, ma
mère nous disait, à mes quatre
sœurs et moi, que nous étions des
princesses. Mais je ne voyais pas du
tout en quoi on était des princesses
à la cité. Une princesse, c’était
blond, avec des longs cheveux, et ça
vivait dans un château. J’ai alors
demandé à ma mère de me parler.
J’ai lu le Maître et la Parole [l’écri-

dies aux Etats-Unis sont nées des
mobilisations pour les droits civi-
ques.
Dans votre trajectoire person-
nelle aussi, votre séjour univer-
sitaire aux Etats-Unis est une
rupture. Pourquoi?
Ma famille ne voulait pas que je
parte à New York car à ses yeux ça
m’éloignait encore de l’Afrique!
­Paradoxalement, c’est justement là-
bas que j’ai commencé à m’interro-
ger sur la France et sur l’Afrique.
C’est aux Etats-Unis que je suis en-
fin devenue noire. J’ai été encoura-
gée par un professeur spécialisé
dans les cultures des Caraïbes. «Tu


On commence tout de même à
parler, dans notre pays aussi, de
«Noirs» et de «Blancs»...
Bien sûr, ça commence à craquer,
mais parce qu’on se bat! Les gens di-
sent parfois : «Ça viendra avec le
temps...» Mais ce n’est pas avec le
temps que les choses changent, c’est
avec la lutte. Oui, des Noirs com-
mencent à être invités sur les pla-
teaux télévisés, mais c’est encore un
ring.
C’est aussi parce que vous remet-
tez radicalement en cause l’idéal
républicain, universaliste, invi-
sible à la race et à la couleur...
Je vis l’expérience raciale jusque
dans ma chair. Ce n’est pas radical
de dire ça. Je ne crois absolument
pas au mythe de l’aveuglement à la
race, selon lequel on ne pourrait
s’entendre que si nous cultivons l’il-
lusion que nous sommes identi-
ques. Nous ne sommes pas identi-
ques parce que vous savez que je
suis noire. J’aimerais que la race
n’existe pas! J’aimerais interagir
avec les autres sur la seule base de
notre humanité commune! Mais
cette réalité-là n’existe pas, et je ne
vois pas ce qu’il y a de radical à dire
que je ne veux pas vivre dans le
mensonge, dans la dénégation,
dans la folie, parce que je dois faire
face à ma réalité et à celle de l’his-
toire et des cultures que je côtoie,
que j’étudie. Invoquer l’argument
de la provocation est une disqualifi-
cation trop facile. Je pense sincère-
ment que la provocation, pour
beaucoup, ce sont nos existences
mêmes. Se permettre de dire ce que
je dis, se permettre d’avoir des locks
est perçu comme une provocation.
En 2017 dans Libération, vous
forgiez le concept de «charge ra-
ciale», qui a depuis été repris par
d’autres. Qu’est-ce que c’est?
La charge raciale, c’est porter le far-
deau. C’est être le problème et devoir
le résoudre soi-même. La charge ra-
ciale, pour une personne racialisée
négativement, c’est garder les appa-
rences sauves et faire en sorte que
la situation reste confor-
table pour les Blancs,
les personnes racialisées
favorablement, au détri-
ment de son propre
bien-être : il revient
aux dominés de ne pas
faire état de leur subal-
ternité afin de ne pas
­déranger les dominants.
Il leur revient aussi de
révéler et de rendre in-
telligibles les situations
violentes qu’ils vivent.
On me ­demande sou-
vent d’approfondir en-
core ce ­concept. Mais
demander à l’universi-
taire noire de le faire,
c’est encore alourdir sa
charge raciale !•

A mes yeux, être noire équivaut à
accepter la catégorie historique et
politique, ancrée jusque dans le
corps et construite comme infé-
rieure et en retourner le stigmate, la
valoriser. La notion de race renvoie
aux constructions sociales, pas à la
biologie. Je ne connais pas l’être hu-
main qui incarnerait la frontière, la
limite, entre les catégories noire et
blanche. Qui est le plus foncé des
Blancs et le plus clair des Noirs? On
ne peut qu’insister sur l’absurdité
de la catégorisation fondée dans la
biologie et l’apparence physique.
Cela dit, la réalité sociale, politique
et économique de la catégorisation
raciale est indéniable.
Que voulez-vous dire quand
vous écrivez : «Mon corps s’ins-
crit dans l’Atlantique noir»?
Que mon parcours est la preuve que
la France s’inscrit, elle aussi, dans
cette histoire-là. D’où le titre de
mon livre : le Triangle et l’Hexagone.
C’est un rappel. Quand on parle de
l’Hexagone, on occulte même la
Corse. Et que fait-on de la Martini-
que, de la Nouvelle-Calédonie? Et
les territoires de nos parents, quel
est leur rapport à la France? C’est
quoi cette amnésie? Si nous som-
mes là, c’est parce que nos parents
sont venus d’Afrique ou parce que
le Bumidom [Bureau pour le déve-
loppement des migrations dans les
départements d’outre-mer] a fait ve-
nir des jeunes des Antilles. On l’ou-
blie, on n’en parle pas. On fait
comme si les gens étaient là par ha-
sard. Inscrire cette France hexagone
dans le «triangle de l’Atlantique»
permettrait au contraire de dire ces
histoires, ces rapports de domina-
tions, d’expliquer la présence des
gens, des conflits, la race.
Vous dites avoir du mal à vous
penser en français alors que c’est
la langue que vous maîtrisez le
mieux. Pourquoi?
L’impossibilité de se dire en français
quand on est noire est liée au tabou
de notre pays sur la race. On n’arrive
même pas à dire «Noir» en français!
On dit «black». Il y a un
tel silence sur nos expé-
riences, nos vécus...
Comment les exprimer
quand on te dit sans
cesse, «oui, mais la race
n’existe pas» ; quand à
l’université française,
des professeurs refusent
de valider vos recherches
parce que «la race n’est
pas un outil d’analyse»,
comme ça a été mon cas
lorsque j’ai travaillé sur le
nationalisme noir aux
Etats-Unis [courant prô-
nant le séparatisme et
l’émigrationnisme]? Il y
a, en France, une impos-
sibilité à traduire des ex-
périences vécues.

le Triangle
et l’Hexagone,
réflexion sur
une identité
noire
de Maboula
Soumahoro
La Découverte,
160 pp., 16 €.
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