Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 25


résidence sur la terre


Par
pierre ducrozet

mêlent sous les derniers néons,
éclopés du petit matin sur les trot-
toirs, encore des stands de bouffe,
ça n’arrêtera donc jamais, on re-
trouve notre hôtel tout neuf au
bord d’un canal, à deux pas du
grand palais royal aux mille ­formes
exubérantes sous le soleil ardent,
on reprend le fil des bou­tiques
étroites, ici des milliers de lunettes
alignées dans des boîtes, là des
boutiques de porte-monnaie, de

tournante des affaires, de la politi-
que, des services secrets et des
­truands, gros poissons égarés en
eaux troubles, on ­reprend deux fois
une bouffée de modernité et d’air
­climatisé, qui passent sur nos
peaux grêlées comme des baumes,
puis on repart, nouveau pad see ew
à un angle de rue, ce plat de porc et
de larges nouilles imbibées de
soja en forme de mo deste
chef-d’œuvre, on passe la porte de
Chinatown et débarque dans une
rue qui semble sortie de Shan-
ghai 1930, Soi Nana, où les bars, les
uns à la suite des autres, nous aspi-
rent, d’abord le Wallflowers, im-
mense maison hantée sur trois éta-
ges débordant de fleurs, de
meubles brinquebalants et de par-
quets qui grincent, où nous avalons
des cocktails comme de la mousse
tombée du paradis, puis redescente
jusqu’au gin tonic au chrysan-
thème du Teens of Thailand, ploc-
ploc délicat des glaçons sous les af-
fiches de séries Z thaïs, et enfin le
Bar 23, berlinois en diable, aux
murs recouverts d’inscriptions au
feutre noir, lumières ­rouges et biè-
res au goulot en compagnie de Joy
Division et des Smiths, on le décou-
vre et c’est notre bar depuis tou-
jours, on reprend le fil des rues qui
tanguent, les jours et les nuits se

Bangkok, ce bonbon


effervescent


Promenade dans la capitale thaïlandaise
au goût acide si particulier et à la grâce
insensée.

S


i j’ai bien compris, à la pire
époque du sida, on évo-
quait le sexe sans risque.
Aujourd’hui, dans des situations
on ne peut plus diverses, Harvey
Weinstein, Tariq Ramadan,
­Gabriel Matzneff, Benjamin
­Griveaux (et plein d’autres) ap-
prennent à leurs dépens (et aux
dépens de paquets d’autrui) qu’il
ne suffit plus d’une éventuelle
capote pour se mettre hors de
danger. La fenêtre de tir pour le
cul sans péril a été brève. Plus
que jamais, avec le sexe, il faut
faire attention où on met les
pieds. C’est quoi, ce fantasme de

I


l y a toutes ces villes, partout,
ça n’arrête pas, immense fil
de bitume qui nous enserre,
masse informe d’agglomérations
grises et polluées qui finissent par
toutes se ressembler, peu importe
leur nom, Katmandou, Brazza-
ville, Lima, Colombo. Il y a des
­villes, partout, et puis il y a Bang-
kok. Comme certaines person-
nes vous sont immédiatement
­agréables sans qu’on puisse bien
expliquer pourquoi, Bangkok
nous plaît dès l’abord par sa ma-
nière de se tenir, d’occuper l’es-
pace, sa manière de rire et de ne
pas se prendre au sérieux. Elle
nous attrape, tours fuselées vers
le ciel, autoroutes emmêlées en
rubans, douceur et art de vivre,
comment s’asseoir sur un banc le
soir et manger dans la fraîcheur
retrouvée. Sa folie m’avait déjà
­aspiré un jour de 2003, un premier
long voyage s’achevait et elle avait
trouvé la manière de relancer la
machine à bout de souffle pour lui
donner un délirant coup de grâce.
Je retrouve aujourd’hui l’inno-
cence frondeuse, l’indéfinissable
grâce, modernité triomphante et
décalée, vice et légèreté.
Alors bien sûr, en bon farang
(«étranger»), on entre dans Bang-
kok par la porte d’entrée la plus
kitsch qui soit : Khao San Road, la
rue la plus prisée des touristes
du Sud-Est asiatique, hallucinant
défilé de Blancs imbibés et de
bouddhas en slip, shots de vodka et
mauvais goût. La porte est absurde,
mais c’est derrière que ça com-
mence vraiment : partout des por-
tes ou­vertes sur des appartements
débordant de photos, d’objets et de
meubles comme des brocantes in-
times, partout des stands ambu-
lants des plus délicieux plats du
monde, odeurs de porc grillé et de
pad thai, de soupes de nouilles et
de cre­vettes, des gens qui à toute
heure mangent et conversent sur
des ­petites tables en aluminium,
des chats qui s’égarent, à tous les

coins de rue ce rire si thaïlandais
qui est une façon élégante de dire
que tout ira bien quand bien sûr
rien ne va plus. On s’approche de
l’hallucinante skyline de Bangkok
et sa manière si eighties de piquer
le ciel, Gotham City de tours
vrillées, bombées, pyramidales, je-
tées vers le ciel, Sukhumvit quar-
tier d’affaires et de centres com-
merciaux, bars et quartiers rouges
de filles en tutus, Bangkok la capi-
tale du Sud-Est asiatique, plaque

vidéosurveillance? Comme s’il
n’y avait pas déjà assez de camé-
ras dans les rues qu’il fallait­
­encore en mettre dans les cham-
bres à coucher. Après le safe sex,
le selfie sex. Le nouveau slogan :
faites de la politique, pas
l’amour. Pour Benjamin Gri-
veaux, cette campagne sentait le
mauvais coup, peut-être a-t-il au
moins sauté sur l’occasion de ne
pas sucer le calice jusqu’à
­l’hallali. En tout cas, lui n’a nui à
personne et violenté que lui-
même – et aussi les partisans
d’En marche, même si ceux-ci
ont estimé que l’ensemble des

services qu’il se destinait à ren-
dre à la capitale lumière ne pe-
sait pas lourd face à un simple
détail de son anatomie. Le mal-
heureux est déshabillé pour
­l’hiver. Et on imagine la conver-
sation en urgence du Président
avec sa ministre de la Santé de la
semaine dernière : «Agnès, je
suis désolé de te poser cette
question, mais j’ai besoin que tu
me dises la vérité. Tu me jures
que tu n’as jamais tourné dans
Agnès et les sept nains ?»
Quand la Haute Autorité pour la
transparence de la vie publique
va-t-elle enfin se saisir du cul?
On ne leur demande pas, aux
candidates et candidats minis-
tres, une déclaration de leur pa-
trimoine sexuel exposant leurs
péchés mignons? Avant, ces
­affaires se réglaient dans le con-
fessionnal, à l’aide de prêtres
­dévoués à la chose, et pas sur les
réseaux sociaux. Benjamin
­Griveaux, nous dit-on, aurait ap-
pelé la deculotada qui le frappe
comme un boomerang en étalant
sa vie de couple dans Paris
Match. Et en même temps : en
bon adepte du macronisme, ne
pourrait-il pas ajouter à une vie
de famille on ne peut mieux rem-
plie les charmes de l’évasion en
toute indépendance d’esprit et de
corps. C’est ça, «en même temps»,
une ouverture plus qu’une inter-

diction. On pourrait d’ailleurs
s’étonner de la vision étroite et
conservatrice de la vie familiale
dans le nouveau monde du troi-
sième millénaire (qui sera peut-
être celui du nouvel MLF, Mouve-
ment de libération de la famille)
qu’ont les contempteurs de Ben-
jamin Griveaux. Aurait-il été dis-
qualifié aussi si on avait pu prou-
ver qu’il n’était pas arrivé puceau
à son mariage?
Aujourd’hui où il serait question
de rompre le célibat des prêtres
(espérons toutefois qu’ils ne
­seront pas autorisés à épouser
des enfants de moins de 15 ans),
voudrait-on nous imposer la
chasteté des politiques? En tout
cas, la passion que suscitent ces
affaires de mœurs manifeste que
chacun s’y sent plus compétent
qu’en matière de diplomatie ou
de politique économique. Il y a
un vif intérêt pour regarder dans
la culotte de son voisin : alors, si
en plus c’est politiquement cor-
rect. Après patte blanche, que
faudra-t-il montrer? Il ne va plus
suffire d’avoir une bonne tête ou
un bon QI. Si j’ai bien compris,
peut-être que les professions de
foi illustrées des candidates et
candidats auront une autre allure


  • on pourra juger sur pièces – et
    ça pourrait être un moyen de
    lutte radical contre l’abstinence
    électorale.•


si j’ai bien compris...


Par
Mathieu Lindon

«Casse-toi, pauv’bite»


Benjamin Griveaux est une victime
qui a manqué d’habileté, faute parfois
imprescriptible dans les affaires sexuelles.

ceintures, de vipères, magasins de
dagues et poignards effilés, épées,
pinces, pêches à la ligne, flingues et
fusils à pompe. C’est la nuit à nou-
ve a u e t u n t u k- t u k a u s s i
long qu’une raie manta vole sur
une autoroute sidérale, 90 km / h je
suis dedans, la ville se dresse de-
vant moi, le vent me déforme la
bouche, à moins que ce soit la joie.
Bro­chettes de poulet, chaleur du
­diable, de l’autre côté du fleuve en-
trelacs serré de ruelles fleuries, dé-
licate vie de quartier, maisons bas-
ses, c’est dimanche comme partout
sur la Terre, je reprends le ferry
dans l’autre sens et le délire re-
prend. Alors pourquoi pas s’asseoir
sur le trottoir. Toutes les villes que
j’aime tournent dans ma tête et
­finissent par se mêler en une seule,
à laquelle on ne donnera pas de
nom. Pourquoi celles-ci et pas
­celles-là? Même bitume pourtant
et même délire sous le ciel. Cer­-
taines laissent, c’est comme ça, un
goût dans la bouche, elles ont une
forme et un mouvement. Bangkok
est ce bonbon en sachet qu’on dé-
posait sur nos langues d’enfant et
qui faisait pschitt en tremblant. Es-
sayez de me dire comment ne pas
l’aimer après ça.•
Cette chronique paraît en alternance avec
celle de Paul B. Preciado, «Interzone».

Idées/


Enfin le Bar 23,


berlinois en diable,


aux murs


recouverts
d’inscriptions

au feutre noir,


lumières ­rouges


et bières au goulot


en compagnie
de Joy Division,

on le découvre


et c’est notre bar


depuis toujours.

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