Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


C’


est la première
fois qu’en sortant
d’un film de Todd
Haynes, l’envie
prend de s’armer d’une grosse masse
et d’aller tout casser dans le siège
d’une multinationale. Peut-être
est-ce pour cela qu’aux Etats-Unis,
où Dark Waters est sorti en décem-
bre, nombreuses ont été les critiques
s’étonnant que le réalisateur de Safe,
de Velvet Goldmine et de Carol ait pu
signer ce film «procédural», thriller
inspiré du combat d’un avocat con-
tre le géant américain de l’industrie
chimique DuPont. Etonnante réac-
tion, quand on sait le goût qu’a tou-
jours manifesté Todd Haynes pour

Recueilli par
élisabeth
franck-dumas

les jeux autour du genre – ici, il ne
fait après tout que se frotter à celui
des ­whistleblower movies, ces films
consacrés aux lanceurs d’alerte. Mais
c’est justement ce que ce maître du
mélo a su apporter de pathos au ma-
tériau typique d’un film-dossier qui
le rend incroyablement émouvant,
en dépit de petites faiblesses qu’on
balaie volontiers. L’hiver perpétuel
qui règne au cœur de chaque scène,
la tristesse insondable qui suinte de
tous les espaces – qu’ils soient ceux,
solitaires et clos, du capitalisme con-
temporain ou ceux, désormais me-
naçants, de l’intimité –, seul un Todd
Haynes, aidé par les lumières froides
et le style distancié de son chef opé-
rateur Edward Lachman, aurait pu
les insuffler.
Les produits utilisés par DuPont
pour créer des poêles antiadhésives,

celles-là mêmes qui font désormais
partie de la panoplie culinaire mon-
diale, étaient hautement toxiques ;
l’entreprise le savait, mais l’appât
du gain était trop fort. A travers
cette histoire classiquement
­dégueulasse de l’économie contem-
poraine, Todd Haynes a su instiller
un climat de menace diffuse, qui
n’est autre que celle ressentie
­chaque jour par tout un chacun, en
pleine connaissance du mal que
l’homme fait sciemment aux siens
et à la planète. Les produits utilisés
par DuPont, des polymères synthé-
tiques, ont été surnommés «forever
chemicals» – polluants chimiques
immortels. N’y avait-il pas là, dans
ce simple intitulé, un programme
propre à intéresser Todd Haynes?
On le rencontre à Paris par une
froide journée de décembre, il arrive

Avec «Dark Waters», l’esthète Todd Haynes


surprend dans le registre du film d’enquête tiré


de faits réels. Une histoire de pollution industrielle,


de lanceur d’alerte et de bras de fer avec le pouvoir.


Rencontre avec le cinéaste américain qui revient


sur ce projet et les modèles qui l’ont inspiré.


«Le combat


ahurissant d’un


homme contre


une immense


puissance»


avec, sous le bras, l’un de ces petits
cahiers de photos d’inspiration qu’il
compose avant chaque tournage.
Celui-ci, entre des clichés qu’il a lui-
même pris à Cincinnati, de vieilles
pubs optimistes et mensongères
pour DuPont, et des souvenirs de
famille de l’avocat Robert Bilott, re-
gorge de photos de Gordon Parks,
Stephen Shore et Joel Meyerowitz.
Vous n’êtes pas forcément le
­premier cinéaste auquel on au-
rait pensé pour réaliser Dark
Waters. C’est le producteur Mark
Ruffalo qui vous a sollicité.
Pourquoi son choix s’est-il porté
sur vous, et pourquoi avez-vous
accepté?
C’était peu après la publication de
la longue enquête du New York
­Times consacrée à Rob Bilott
en 2016, «L’avocat devenu le pire
cauchemar de DuPont». Mark Ruf-
falo m’a envoyé, en passant par Par-
ticipant Media [société de produc-
tion dédiée aux films engagés, ndlr],
la première version d’un scénario
tiré de l’histoire de Rob. Mark avait
le sentiment que je pourrais appor-
ter un peu d’humanité à un maté-
riau potentiellement complexe,
voire repoussoir – car il fallait em-
brasser toutes les informations que
Rob avait réussi à rassembler année
après année, et rendre compte de

cette bataille juridique incroyable-
ment longue et compliquée. Dark
Waters est le genre de film qui doit
mettre des infos capitales à disposi-
tion du spectateur, mais sans jamais
oublier le coût humain qu’a repré-
senté leur révélation – en l’espèce,
toutes les pressions endurées par
Rob, dans son cercle professionnel
autant que familial. De mon côté, le
matériau me parlait, car il m’a
­rappelé une poignée de films qu’on
pourrait grossièrement rassembler
dans la catégorie des «films de lan-
ceurs d’alerte», un genre que j’ai
toujours adoré. Particulièrement les
films des années 70 signés par Alan
Pakula, dont Gordon Willis avait fait
la photo [A cause d’un assassinat, les
Hommes du Président, etc.].
C ’e s t u n p e u i n a t t e n d u ,
­pourquoi les aimez-vous?
Il y a énormément de films de cette
époque qui se sont emparés de la
corrosion sociale, de la corruption,
parfois en travaillant la notion de
genre, comme Chinatown de
­Polanski ou le Parrain de Coppola.
Mais les films de Pakula, et certains
films qui ont suivi, comme le Mys-
tère Silkwood de Mike Nichols, ou le
très beau Révélations de Michael
Mann, partagent une sensibilité
particulière, faite de détresse et
d’aliénation. Ils s’attachent lll
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