Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 29


monte, un prix à payer pour toutes
ces découvertes. C’est cela qui me
plaît.
Certains plans, certaines sé-
quences de Dark Waters sem-
blent explicitement rendre
hommage à ces films, par exem-
ple la scène dans le parking,
est-ce voulu?
L’impact qu’a eu les Hommes du
Président sur notre imagination, ou
en tout cas sur celle des cinéphiles,
c’est de rendre emblématique la
scène dans le parking. Bien sûr,
Gordon Willis l’a filmée de manière
inoubliable, mais je pense que c’est
aussi lié au fait que cette scène a
­réellement eu lieu, et qu’elle est fil-
mée à l’endroit précis où elle s’est
déroulée. Dans Dark Waters, tous
les moments dramatiques m’ont
d’abord été décrits par Rob – la
scène dans le parking, il l’a vécue, il
s’est réellement demandé s’il allait
sauter en mettant sa clé dans le
­contact. C’est aussi le cas avec la
scène des hélicos qui survolent la
maison de Wilbur Tennant, le
­fermier qui attaque DuPont – on
peut y voir un parallèle avec Révéla-
tions, mais c’est, là encore, une
scène qu’il a vécue telle quelle. Les
tropes visuels se répètent car ces
­situations se répètent, toujours de
la même manière. Il est certain que
mettre en scène l’histoire de Rob a
été, pour moi, une opportunité de
me frotter à ces tropes, à l’imagerie
du combat entre un pouvoir et l’in-
dividu qui le combat. Quand Rob
m’a confié qu’à la sortie de l’article
du New York Times il s’est dit
«Maintenant, ils ne pourront plus
me tuer», je me suis dit la vache, ça
semble tout droit sorti d’un de ces
films-là.
Pensez-vous que le climat politi-
que du Watergate et celui de
­l’affaire DuPont Suite page 30

Mark Ruffalo,
dans le rôle
de l’avocat Robert
Bilott. Photos
FOCUS FEATURES

sincèrement aux personna-
ges qu’ils ­mettent en scène, et à ce
qu’ils traversent. On ne compte plus
les whistleblower movies, il y en a de
formidables réalisés par Sidney Lu-
met ou Steven Soderbergh, mais ils
se terminent généralement par un
triomphalisme qui m’intéresse
moins. L’histoire de Rob et de
­DuPont est plus nuancée, plus com-
pliquée. Oui, on assiste au combat
ahurissant d’un homme contre une
immense puissance du monde des
affaires, mais il y avait aussi là une
part d’angoisse qui m’excitait, d’un
point de vue narratif, et me donnait
le sentiment que j’allais pouvoir re-
visiter les Hommes du Président.
Pourquoi ce film-là en particu-
lier?
C’est un film auquel j’ai toujours
énormément pensé, bien avant
Dark Waters. Il m’intéresse car ce
n’est pas un film qu’on regarde pour
ce qu’on est susceptible d’y appren-
dre. Ce qu’il raconte sur la corrup-
tion du gouvernement Nixon et de
la Maison Blanche, on le sait déjà au
moment où il sort. L’idée est donc
davantage de nous intéresser, nous
spectateurs, à un processus – d’une
certaine manière, les Hommes du
Président nous somme de rejeter ce
que nous savons déjà. La menace de
futilité plane toujours sur un tel ob-
jet, tout pourrait s’effondrer, j’ai ce
sentiment à chaque fois que je re-
garde le film. Et pourtant, ça mar-
che. Ce qui suscite notre implica-
tion, là comme dans d’autres objets
similaires, c’est qu’on observe quel-
qu’un se débattre avec une affaire
qui le dépasse. Le personnage com-
mence par tomber dessus, il doit
déterminer son importance, son
­ordre de grandeur, la circonscrire,
et tout cela se met à peser de plus en
plus lourd sur ses épaules. Il y a
cette angoisse épouvantable qui

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