Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


serait une manière de dire au
personnage de Julianne Moore,
des années plus tard, qu’elle
n’était pas folle, mais bien me-
nacée par son environnement.
Le parallèle vous est apparu?
Pas tout de suite. Quand j’ai lu le
scénario la première fois, j’ai sur-
tout pensé, comme je vous le disais,
aux films de Pakula et compagnie,
mais aussi aux films de Capra, à la
question de la vérité dans les films
hollywoodiens, au Mur invisible
d’Elia Kazan. Des films qui me fas-
cinent, que j’aime et que je déteste,
car ils décrivent toujours un héros
qui se dresse contre le système et fi-
nit par obtenir gain de cause. Mais
je me suis mis peu à peu à penser à
Safe, et j’ai inséré quelques clins
d’œil au film, comme une reprise de
la scène où Julianne Moore coupe
des roses. Plus sérieusement, je
crois que les deux films ont en
­commun ce sentiment d’oppression
et d’aliénation ressenti par des per-
sonnages, surtout lorsqu’ils sont
seuls dans une pièce, comme si les
murs pouvaient les broyer. Rob
perd peu à peu le contrôle de son
corps, et l’on ne peut que se deman-
der s’il n’est pas empoisonné. Les
deux films travaillent la question du
vrai et du faux, de ce qui est
­imaginé, fantasmé, et ce qui est
bien réel.•

Dark Waters de Todd Haynes
avec Mark Ruffalo, Anne
Hathaway, Tim Robbins, Victor
Garber... 2 h 07. En salles mercredi.

l i e u s i g n a l e l e p o uvo i r, o u
­l’absence de pouvoir. Ce n’est pas
commun, aux Etats-Unis...
Oui, c’est rare, ici, que les rapports
de classes soient mis en scène au
­cinéma. Je crois que le Mystère Sil-
kwood de Mike Nichols s’y colle, en
se demandant ce que cela voulait
dire d’être un ouvrier, et en étudiant
les attendus liés à cette condition.
Mais pour en revenir à Dark Waters,
j’ai toujours été stupéfait qu’après
toutes ces années, Tom Terp, le pa-
tron du cabinet, qui a pourtant été
exemplaire dans cette affaire – il a
pris un risque énorme, et s’il n’avait
pas été un soutien, l’affaire n’aurait
jamais vu le jour –, eh bien durant
toutes ces années, il n’a jamais ne se-
rait-ce qu’invité Rob à prendre un
verre. J’ai voulu m’abstraire de tout
sentimentalisme lorsque je traitais
les rapports de classes dans le film,
et je l’ai fait aussi en décrivant la re-
lation entre Rob et Wilbur Tennant,
le fermier. Généralement, dans ce
genre de film, un fermier des Appa-
laches va se tourner vers l’avocat de
Cincinnati vers les trois quarts du
film pour lui dire «Merci pour tout ce
que tu as fait pour nous, mon gars»,
et les spectateurs de classe moyenne
que nous sommes seront flattés et
rassurés. Mais Wilbur Tennant n’a
jamais rien dit de tel. Il était têtu, ne
voulait pas transiger, ne voulait pas
d’argent, ne voulait pas de résolu-
tion facile et heureuse. Et mon film
n’en offre pas non plus aux specta-
teurs. Il montre plutôt que tous ces
gens avaient besoin les uns des au-

qui représentait ces entreprises pol-
lueuses et croyait sincèrement que
l’industrie savait mieux que tout le
monde, que le consommateur avait
le pouvoir de faire changer les cho-
ses, et que les entreprises étaient ci-
toyennes (rires). Mais à mesure
qu’on avance dans le film, l’on se re-
trouve dans un climat de soupçon
qui rappelle celui des whistleblower
movies m’ayant inspiré. Tout cela
grâce à une histoire vraie.
Et à un héros qui n’était pas parti
pour l’être...
Non, aucun des personnages n’a
une sensibilité de gauche. Rob
n’était absolument pas quelqu’un
de politisé. Je crois que c’est ce qui
le rend, lui, ou son patron Tom
Terp, les narrateurs les plus effica-
ces et crédibles d’une telle histoire.
Ils avaient tout à perdre à s’attaquer
à DuPont. L’ironie, c’est justement
que seul un gros cabinet comme
Taft pouvait le faire – un cabinet
lambda n’aurait jamais eu les res-
sources, les connaissances ni le
temps nécessaires. A quoi s’ajoute
la ténacité hors du commun de Rob,
son entêtement. Il aurait pu être
­littéralement enterré vivant par
toute la documentation qu’il a dû
éplucher.
Le film livre aussi une étude très
fine des rapports de classes et de
territoires en Virginie-Occiden-
tale. Non seulement entre Rob et
le fermier qu’il défend, mais
aussi entre Rob et les partenai-
res du cabinet, où il est toléré
plus que traité à égal. Chaque

tres mais ont fini isolés, ostracisés.
Dans cette mise en place des so-
litudes, la femme de Rob, Sarah,
jouée par Anne Hathaway, a
quand même un rôle assez
­ingrat, voire impossible, devant
signifier tout ce que Rob met en
péril dans son cercle familial
de manière de plus en plus
­suraiguë...
Sarah avait une énergie énorme, des
opinions, des désirs, et pourtant elle
a choisi de rester chez elle pour éle-
ver ses enfants... Rob et elle parlent
très spontanément de la division
des rôles dans leur couple, elle était
l’extravertie, lui, l’introverti. Mais je
crois qu’elle avait des raisons très
valides d’exprimer sa frustration,
laquelle monte peu à peu pendant
tout le film. Je trouve important
qu’elle puisse dire ce qu’elle a sur le
cœur. J’ose espérer que les specta-
teurs se rangeront de son côté.
Par certains côtés, Dark Waters
semble répondre à Safe (1995), il

«La ténacité


de Rob Bilott...
Il aurait pu être

­littéralement


enterré vivant


par toute la


documentation
qu’il a dû éplucher.»
Todd Haynes cinéaste

Todd Haynes, Victor
Garber et Mark Ruffalo sur
le tournage de Dark Waters.
Photo FOCUS FEATURES

soient les
mêmes?
Non. Dans les années 70, les systè-
mes de pouvoir, particulièrement
de pouvoir politique, mais aussi en-
trepreneurial, étaient envisagés
avec énormément de méfiance.
Donc dans le cinéma, personne ne
croyait aux résolutions narratives
satisfaisantes. Il fallait qu’il subsiste
des doutes et des questions à la fin
des films. Mais lorsque cette ère-là
s’est close, lorsque Reagan est entré
en scène, ou plutôt Reagan et
­Thatcher, une autre époque s’est
ouverte, plus musclée et criarde,
prônant la dérégulation dans les af-
faires. Cela a complètement changé
la manière d’envisager, par exem-
ple, le monde de l’entreprise, de
l’industrie. Au moment où notre
histoire commence, en 1998, nous
sommes à la fin des années Clinton,
mais finalement, démocrate ou ré-
publicain, le gouvernement n’a
­aucune espèce d’importance : la
culture de la dérégulation est tou-
jours vivace, et Rob est quelqu’un
qui croit au système, à ses capacités
d’autorégulation vertueuse. C’est
même la nature de son travail d’avo-
cat : plaider dans des affaires de su-
perfund [lois fédérales obligeant les
responsables de contamination chi-
mique de sites à les nettoyer, ndlr].
Il doit réunir tous des pollueurs au-
tour d’une table, déterminer la res-
ponsabilité de chacun et les faire
payer. Les affaires de superfund
sont devenues une source de reve-
nus énorme pour son cabinet, Taft,


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