Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 31


L


es Paul, c’est une petite
musique qui dure ­depuis
vingt ans. Un exercice
d’autofiction au long
cours qui se déplie sans passage à
vide sur une dizaine de livres. Une
série – la plus populaire venue du
Québec – prise entre les deux ma-
melles qui ont nourri son auteur, le
classicisme de l’école franco-belge
et l’écriture libérée venue de l’Asso-
ciation et de Drawn & Quarterly.
Avec cette magnifique intuition de
Michel Rabagliati, son auteur : ra-
conter une vie, celle de son alter ego,
dans le désordre, sans se soucier
d’en suivre le fil chronologique.
Paul, on l’a vu à la campagne, en ap-
partement, dans le métro, à la pêche,
dans le Nord... Aux premiers mois de
sa vie conjugale a succédé le récit de
ses étés, gamin, chez les scouts, ou
de ses premières rébellions adoles-
centes. Une chronologie à trou qui
autorise une étrange et touchante
circulation dans l’œuvre, ­approchée
à la fois comme un tout absolument
cohérent et comme un ensemble
d’îlots, indépendants et autoconclu-
sifs, approchables dans tous les sens
puisqu’il n’y en a pas vraiment.

TOC. L’album qui vient de paraître
se nomme Paul à la maison. Titre
programme, statuant une coupure
avec le monde, explicitée par la ma-
quette même du livre : monochro-
mes, les couvertures des Paul ont
été jaune, orange, rouge... Celle-là
est grise et réduit le personnage
principal à l’état de silhouette ob-
servée à contre-jour, tenue à dis-
tance par une fenêtre. «Après deux
livres sur la jeunesse de Paul, c’est
une mise à jour d’où en est le person-
nage, nous dit Rabagliati. On est
en 2012, l’année où tout a chié dans
ma vie, ma mère est décédée, ma
conjointe est partie, ma fille s’est ti-
rée en Angleterre, c’est le début des
années des deuils liés à la cinquan-
taine.» En réalité, le livre est bien
moins frontal. Le départ de la
femme de Paul n’est jamais acté ou
expliqué, c’est surtout une absence.

Une maison trop grande, trop vide,
où s’accumulent les symboles d’une
vie qui part en sucette. Des dérègle-
ments extérieurs, comme ce jardin
laissé en friche ou cette piscine im-
possible à nettoyer où l’eau reste
trouble. Et un ensemble de désor-
dres internes, à l’image de cette te-
nace apnée du sommeil qui fane un
corps rattrapé par les ans – «Ostie,
que je fais dur», dans la bouche de
Paul.
Pour la première fois, Rabagliati
­représente son binôme dans son

métier de dessinateur. Amusante
mise en abyme sur les coulisses de
la série, cette séquence, dans la-
quelle il montre Paul harnaché avec
poids et poulies à sa table à dessin
(pour compenser des maux de cou
tenaces), se révèle en réalité bien
moins anecdotique qu’il n’y paraît
dans la mesure où elle livre la clé de
la chronologie détraquée de la série.
Intimes et puissantes, les dernières
histoires d’enfance et d’adolescence
que Rabagliati a racontées en 2011
et 2015 étaient surtout des para-

vents, des moyens de retarder la re-
présentation d’une vie commune
en train de lui échapper. «Cette sé-
rie, c’est pas une franchise à la Lucky
Luke, je ne suis pas obligé de pro-
duire tout le temps. Paul me tient à
cœur mais, là, je ne savais plus com-
ment dealer avec la série à partir du
moment où je ne pouvais plus y in-
clure mon ex-femme. C’est pour ça
que je suis allé balayer dans les coins
de l’enfance.»
Quand les masques de l’autofiction
n’ont plus joué assez bien leur rôle

BD / Michel Rabagliati, enclin deuil


Via son alter ego Paul,
le dessinateur québécois
poursuit le récit de
son existence. Dans
ce dernier volume,
il évoque sa rupture
avec sa femme et la mort
de sa mère, décrivant
la perte et la séparation
avec une extrême
sensibilité.

protecteur, il a fallu laisser passer le
temps, cinq années séparant cet
­album du précédent. Il en sort un
­livre plus proche que jamais de
­l’autobiographie et on n’est pas
étonné, en échangeant avec l’au-
teur, de le voir se perdre entre les
«je» et les «Paul». La série, toujours
très fine dans sa peinture de l’infra-
ordinaire, de la normalité du quoti-
dien montréalais, de l’évolution des
mœurs et la recomposition de la
ville depuis les années 70, est désor-
mais synchronisée avec la vie de
Rabagliati. A commencer par cette
demeure du quartier de Sault-au-
Récollet où l’auteur vit toujours. Au
fil des pages, les charmantes petites
obsessions de Paul semblent reflé-
ter les TOC de Rabagliati. Cet amour
pour le design industriel, les vieux
catalogues et la typographie se
muant en troubles obsessionnels
quand Paul récite le nom des poli-
ces de caractères qui l’entourent,
des boutons d’ascenseur en «Futura
Book 1924» au «Gill Sans» de la salle
d’attente d’un radiologue, comme
s’il s’agissait d’invoquer des totems
familiers pour affronter le monde
extérieur.

­Mère-fils. La beauté de ce livre ré-
side surtout dans l’extrême sensibi-
lité avec laquelle il peint sa mère, et
son refus d’un combat contre le
cancer. Présence lointaine dans la
série, bien plus effacée par exemple
que son ex-beau père, cette septua-
génaire prend soudain vie le temps
d’un magnifique aparté. Une petite
dizaine de pages pour brosser le
portrait d’Aline – à défaut de pou-
voir l’appeler «maman». Il y dit son
goût pour les centres commerciaux,
pour le Coca-Cola ; parle de son oisi-
veté satisfaite, raconte comment sa
découverte des lentilles de contact
a fait naître chez elle une soudaine
coquetterie ; il est question de dé-
ménagement, de divorce et de
chips. L’histoire d’une relation
­mère-fils pleine d’amour mais dé-
nuée de la moindre intimité. Une ir-
rémédiable froideur rejouée jusque
dans la composition de pages où
mère et fils gardent leurs distances,
évoluant chacun dans leur case, sé-
parée par la gouttière. Plus que le
drame de Paul ou la douleur de Ra-
bagliati, ce qui marque profondé-
ment, c’est la façon de dire le deuil
de quelqu’un qu’on aime sans avoir
réussi à être assez proche de lui.
Marius Chapuis

Paul à la maison
de Michel Rabagliati
éd. la Pastèque, 208 pp., 26 €.

édition la Pastèque
Free download pdf