Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

32 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Full Spiderweb (2012) et Kirschen (2019). Photos Jochen Lempert. ADAGP. Courtesy galeries : ProjecteSD (Barcelone) et BQ (Berlin)

Photo /Jochen Lempert,


l’âme aiguisée par la nature


Avec minutie, l’artiste
allemand capte
les empreintes des
animaux, des insectes
ou des plantes dans
un procédé répétitif
en noir et blanc,
leur offrant un écrin
émouvant et poétique.
Presque surnaturel.

L


e gris du ciel d’Ivry et de
Paris, à l’horizon, entre
comme chez lui au der-
nier étage de la Manu-
facture des œillets occupé par le
Credac. Les larges baies vitrées ne
sont occultées que d’un côté par un
rideau de voile blanc et, surtout,
toutes les photographies de l’expo-
sition se teintent de la même cou-
leur hivernale, éthérée et pâle, au
point qu’elles semblent moins être
accrochées sur les murs blancs

qu’aspirées par l’air du dehors. Au-
cune n’étant encadrée, le show con-
firme sa trajectoire, volatile, et sa
texture, cotonneuse. D’autant que
l’accrochage effiloche la ligne droite
et serrée traditionnelle. Les clichés
flottent entre les blancs du mur, un
peu plus haut l’une par rapport à
l’autre, un peu plus bas, un peu trop
à gauche, dans une scansion de l’es-
pace très coulante. Voilà ce qu’on
voit au seuil de la première salle de
l’expo photo de Jochen Lempert.
Ou plutôt ce qu’on ne voit pas : les
images elles-mêmes, leurs sujets. A
fortiori quand les photos sont po-
sées à plat dans des vitrines qui,
­elles, composent des ensembles ti-
trés et clos. Ce sont des espèces de
serres à images. Peut-être une me-
sure de rétorsion à leur propension
à s’évanouir dans l’espace et à faire
bande à part. En vérité, c’est heu-
reusement peu efficace. Car si dans
la ­vitrine «Phasmes», par exemple,
il y a bien ces insectes doués d’un

­mimétisme surnaturel, il n’y a pas
qu’eux. Puis l’invisible, la nature, le
camouflage, les ailes et les pattes
des insectes s’accrochant aux tiges
des fleurs ou aux effluves de l’air
sont présents partout dans l’œuvre
de l’artiste allemand.

Ecorce. Son CV ne ressemble pas
tout à fait à celui d’un artiste con-
temporain puisque Jochen Lem-
pert, 62 ans, passé par huit ans
d’études à l’université Friedrich-
Wilhelms de Bonn, a derrière lui
une carrière de spécialiste des libel-
lules et une participation à un col-
lectif de cinéma expérimental, au
nom injonctif et performatif, «Dis-
sous-toi» («Schmelzdahin»), qui,
entre 1979 et 1989, livrait, en live,
aux affres de la décomposition bac-
tériologique ou chimique des pelli-
cules de films tournés en super 8.
Ce parcours d’artiste du soir, pre-
nant sur son temps libre de biolo-
giste pour se faire plaisir, rend le

travail fort singulier. A quel en-
droit? Celui de sa beauté, et de sa
délicatesse d’abord. Ce n’est pas si
souvent qu’un artiste cultive, sans
passer pour un imbécile heureux,
un regard doux et tendre sur les
choses de la nature, les petites bê-
tes, les oiseaux, les poissons, l’eau,
la brume, les grains de sable, le
grain de la peau, l’écorce d’une rose
plantée dans la peau, les poils d’une
chenille qui se tortille dans le cou
d’un homme, les ailes poudreuses
d’un papillon posé sur une poignée
de porte métallique... L’inventaire
des sujets n’est pas infini. L’œuvre
saisit les plus accessibles, celles que
Lempert a sous les yeux à Ham-
bourg, où il habite. C’est une photo-
graphie de circonstances, de parcs
urbains (et non pas de rue) et d’yeux
grands ouverts. Sans doute une dé-
formation professionnelle : le biolo-
giste regarde au microscope ou, au
moins, d’en haut, un sujet qu’il pose
à plat. Les photographies présen-

tées dans les vitrines vous font un
peu revêtir la blouse blanche du
scientifique et son point de vue mi-
nutieux. Mais bien plus aussi. Le
portrait à échelle 1 (1 cm² à tout cas-
ser), et posé à plat, d’une coccinelle
ne prend en effet guère une visée
naturaliste. Penché sur cette image
de la taille d’un timbre-poste, on ne
se sent pas mis en condition pour
disséquer la bête à Bon Dieu. Mais
on se souvient des moments où, la
tenant au bout de l’index, on atten-
dait qu’elle s’envole. Ce qu’elle fait
en somme, dans la vitrine, puisque
son cliché est disposé à côté d’une
coquille d’escargot à peine plus
grosse qu’elle et puis d’autres espè-
ces minuscules, cette chenille sur
un cou, montrées-là, en contact
avec une autre espèce, la nôtre,
l’humaine.

Plumage. Le regard de Lempert,
sa manière de surexposer ses pho-
tos, de dissoudre les animaux, les
insectes dans le blanc du papier et
de la lumière, correspondent à une
appréhension tactile de ses sujets
autant que de son medium. Ses
photos touchent l’âme et les sens de
celui qui les regardent. On fond,
ému, à la vision de ce couple de fous
de Bassan se caressant du cou et du
bec parce que leurs ébats et leur
plumage, tout au long d’une petite
dizaine de clichés surexposés, se
confondent avec le grain du papier,
le halo de la lumière d’un jour
blanc, avec la brume des temps an-
ciens, le pont Mirabeau et nos
amours passées. Une photographie
de Lempert, vue seule, imprimée
noir sur blanc, comme sur cette
page, est sans doute inapte à dé-
clencher de telles effusions lyri-
ques. En revanche, son exposition
est infaillible. Lempert est un pho-
tographe hors pair, décollant ses su-
jets (et les spectateurs) de la surface
du papier, où leur image s’imprime,
pour les emmener ailleurs, si près,
si loin.
Judicaël Lavrador

Jardin d’Hiver de JOCHEN
LEMPERT au Credac, à Ivry-sur-
Seine (94), jusqu’au 29 mars.
Rens. : Credac.fr

Penché sur cette


coccinelle, on


se souvient des


moments où,


la tenant au bout


de l’index,


on attendait qu’elle


s’envole.

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