Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

38 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


«Q


uand j’entends
en club un son
qui me plaît, je
d e m a n d e à
mon pote : “C’est quoi ça? Tu me
l’envoies sur WhatsApp ?”» Thabang
Moloto, alias DJ Papercut, est pro-
ducteur de musique et documenta-
riste. Pour le jeune homme origi-
naire d’un township de l’est de
Johannesbourg, la question du
choix entre Deezer ou Spotify est
vite réglée. L’offre de streaming
n’est pas toujours adaptée aux mo-
des de consommation en Afrique
subsaharienne, notamment en rai-
son du faible taux de bancarisation :
c’est sur WhatsApp que les derniers
morceaux circulent. «Pour avoir un
abonnement Spotify, déjà, il faut
une carte bancaire, observe Thibaut
Mullings, qui dirige depuis Johan-
nesbourg les opérations africaines
du distributeur de musique numé-
rique Idol. Sinon, c’est la débrouille
avec les outils disponibles.»
L’outil numéro 1 sur le continent,
c’est le téléphone portable. «Il per-
met de remplacer de nombreuses in-
frastructures défaillantes, souligne
Stéphan Eloïse Gras, chercheuse af-
filiée à l’université de New York.
Mais son usage dépasse largement
les questions utilitaires et de survie.»
Comme l’a montré Payal Arora dans
son ouvrage The Next Billion Users,
les téléphones mobiles des pays du
Sud sont avant tout des outils de di-
vertissement. Et en Afrique, le por-
table s’est retrouvé au cœur des mo-
des de partage de la musique bien
avant l’ère Internet. Dès le début des
années 2000, dans le Sahara malien
où les infrastructures et la con-
nexion sont quasi inexistantes, la
musique s’échange de téléphone à
téléphone via Bluetooth ou carte
SIM. Un réseau peer-to-peer dans le
monde réel. A Bamako, au Mali, ou
dans le Computer Village de Lagos,
au Nigeria, les «téléchargeurs» ré-
cupèrent de la musique piratée en
ligne avant de la revendre sur des
cartes mémoire et des téléphones
d’occasion remplis de mp3.
A l’heure des smartphones et de
l’expansion de la couverture inter-
net, WhatsApp s’impose comme un
outil encore plus efficace. La messa-
gerie rencontre un succès fulgurant
dans toute l’Afrique, c’est même
en 2019 l’application la plus utilisée
du continent (rapport Digital 2019,
We Are Social /Hootsuite). Plus
qu’une messagerie, elle remplace
largement les e-mails, permet d’ef-
fectuer des virements... et désor-
mais de faire circuler la musique.


«Un partage façon
chaîne de mails»
WhatsApp est particulièrement en-
raciné en Afrique du Sud (68 % des
adultes l’utilisent) pour une raison
très spécifique : le coût des données
mobiles. «C’est très cher ici, expli-
que la DJ et productrice Miz Dee,
basée à Pretoria. Mais il existe des
forfaits où WhatsApp est gratuit.
Cela en fait le moyen le plus écono-
mique de partager de la musique.»


La messagerie a largement contri-
bué à l’explosion des nouvelles scè-
nes urbaines du pays : la gqom,
dance music brute et percussive ve-
nue de Durban, puis l’amapiano,
dernier rejeton de la house sud-afri-
caine qui truste le haut des charts
depuis 2019. Deux musiques de club
nées dans les townships, dans des
chambres d’ados triturant le logiciel
de musique gratuit Fruity Loops,
bien loin des arcanes de l’industrie
musicale. Si ces scènes do-it-your-
self ont pu conquérir le public, c’est
grâce à WhatsApp. «Quand tu termi-
nes un morceau, tu l’envoies à tous
tes amis, qui le partagent à leurs
amis, qui le partagent à nouveau,
façon chaîne de mails. Le lende-
main, tu entends le morceau dans les
taxis collectifs, tu le passes en soirée,
tout le monde le connaît par cœur»,
explique DJ Papercut.
Des groupes WhatsApp dédiés per-
mettent aux amateurs de musique,
mais aussi aux professionnels, de
s’échanger directement les nou-
veautés. Da Kruk est DJ sur la radio
YFM, où il anime le show hebdoma-
daire The Player’s Club. Il revendi-
que avoir été le premier à passer de
l’amapiano sur une radio à grande
écoute. Pour repérer les nouveaux
morceaux, il a créé le groupe Whats­-
App «Amapiano Hour» où une di-
zaine de producteurs lui partagent
directement leurs derniers sons.
L’animateur y voit une alternative
aux circuits classiques de l’indus-

Par
Camille Diao
et Christophe Payet
Envoyés spéciaux à Johannesbourg


Images extraites du clip d’Amanikiniki de DJ Lag, réalisé l’année dernière spécialement pour WhatsApp, dans un format vertical adapté aux

WhatsApp règne

sur le son

sud-africain

A Johannesbourg, l’application de messagerie est


d’abord un réseau social. C’est là que les stars font


circuler leurs titres et assoient leur notoriété. En


attendant la démocratisation du streaming.


Reportage avec les fers de lance de la nouvelle scène


électronique sud-africaine.

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