Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

4 u Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


même prix! Pour que je puisse tourner, il
faudrait que je vende à 3,20 euros. En face,
les coûts augmentent, eux. Le prix des
­fermages, c’est-à-dire la location des ter-
rains, a augmenté de 20 % en vingt ans.
Et comme 75 % de mes terres sont en loca-
tion... Les 1 000 litres de gazole reve­naient
à 500 euros au début des années 2000,
c’est 980 euros aujourd’hui. Je crois qu’on
­arrive au bout d’un système, celui de la
­production à bas coût et à outrance. En 1999,
quand je me suis lancé, j’élevais des canards
hors-sol, 10 000 têtes. Je vendais le canard
de 5 kilos à... 1 euro. Il faut vraiment être
idiot pour partir dans un grand n’importe
quoi ­pareil.
«Avant de réorienter ma pratique, je n’ai pas
dû passer loin du burn-out. J’en étais à me
­réveiller à 3 heures du matin en me deman-
dant comment j’allais dire à mes enfants de
ne pas faire le même métier que moi. Quand
ils m’ont annoncé il y a quelque temps qu’ils
n’en avaient pas l’intention, ça m’a soulagé.
C’est eux qui ont raison.
«J’ai la chance d’être maire de ma commune
de 250 habitants. C’est un surplus de travail
mais aussi un bol d’air frais, l’occasion de ren-
contrer des gens d’autres milieux, contraire-
ment aux collègues qui sont 24 heures sur 24
sur l’exploitation, parfois avec leur compagne
qui bosse avec eux : le meilleur moyen de res-
sasser les emmerdes.
«Les critiques tous azimuts sont dures à en-
tendre. Mais évidemment que certaines sont
légitimes. Le broyage des poussins, c’est une
horreur, le résultat de l’agriculture indus­-
trielle. Mais il faut aussi réaliser que la société
et nos pratiques ont changé. Il y a vingt ans,
en formation, si on ne faisait pas de désher-
bage chimique de printemps et d’automne,
on était mal vu. Aujourd’hui, je ne me lève
pas le matin en me disant “mince, j’ai oublié
de déverser deux litres de Roundup”. Si je
peux ne pas désherber mes champs, je ne
désherbe pas.»•

Fabrice Voillot, 43 ans, éleveur
de veaux et de porcs à
Charbonnat (Saône-et-Loire)
«En juin 2018, j’ai fait le choix de réduire la
taille de mon exploitation. Je suis passé de 170
à 130 hectares et j’ai vendu une vingtaine des
mères charolaises de mon troupeau. Le dé-
clic, c’est le décès d’un collègue de 52 ans,
mort d’une crise cardiaque. Lors de ses obsè-
ques, je me suis posé les bonnes questions.
J’ai compris que la course à l’agrandissement
à laquelle on nous pousse, pour accroître
­notre chiffre d’affaires, est une grosse bêtise.
Car mécaniquement, les charges augmentent
aussi. On sent qu’on perd prise et qu’on va
dans le mur.
Aujourd’hui, je suis moins stressé. Mais ce
choix n’a pas été facile, l’orgueil paysan fai-
sant que c’est toujours un peu mal vu d’aban-
donner des terres. Parallèlement, je me suis
lancé en octobre 2018 dans une nouvelle acti-
vité : des porcs du Morvan, élevés en plein air.
Comme cette filière se porte plutôt bien et
n’est pas indexée sur le cours mondial, je
­reprends du plaisir en exerçant une activité
qui fonctionne.
«Du point de vue économique, ­néanmoins,
ma situation reste précaire. Je fais partie
des 25 % d’agriculteurs qui gagnent moins de
350 euros par mois, aides européennes
­comprises, évidemment. A cela s’ajoutent
mes 576 euros d’indemnité de maire et les
petits revenus de ma compagne, esthéti-
cienne à son compte. La maison est rem-
boursée, mais on vit très modestement. Le
mot “vacances”, je ne savais pas que ça
­existait jusqu’à ce que je prévoie une semaine
de ­congés à Hyères en mai. Je me suis
laissé tenter.
«Le problème est très simple : on n’obtient
pas le prix rémunérateur pour ce qu’on vend.
Je me suis replongé dans les archives de
mon père. Quand il s’est installé dans les
­années 70-80, il vendait le veau 16 francs
le kilo vif. Aujourd’hui, c’est 2,50 euros, le

ture bouchère] se vend 3,58 euros le kilo. Selon
la FNB [Fédération nationale bovine], le coût
de revient est de 4,85 euros, ce qui ne nous
permettrait même pas de vivre!
«Jeudi, on a découvert un scandale dans un
abattoir à veaux [en Dordogne]. Un représen-
tant de l’association L214 raconte qu’il faut ar-
rêter de manger de la viande. Je le vis comme
une injustice. Mes bêtes, je les soigne, je me
lève pour elles la nuit. Chez nous, l’abattoir tra-
vaille correctement. La vache part à 6 h 30 dans
la bétaillère et elle est tuée au grand maximum
une heure plus tard. J’exerce un métier montré
du doigt. Mais je ne perds pas espoir : si le pu-
blic a perdu confiance en nous, je me dis qu’il
peut aussi retrouver du respect.
«Ma dernière manifestation, c’était en no-
vembre à Lyon contre “l’agribashing” et les
Etats généraux de l’alimentation, qui n’ont
produit aucun effet. Depuis cette date, nous
avons baissé les bras. Nous savons que nous
n’obtenons jamais rien. Le Salon de l’agricul-
ture de Paris n’est plus tellement pour les
agriculteurs. Aujourd’hui, il y a de moins en
moins de bêtes ; c’est un événement pour les
Parisiens. Je préfère le Sommet de l’élevage
à Cournon, à côté de Clermont-Ferrand.»

Événement


une ferme, au Breuil, en
Saône-et-Loire. J’ai 112 hectares et 70 vaches
charolaises. Je vis seul mais pas isolé : on a
monté un groupe avec les copains, on s’en-
traide, on vend ensemble au Leclerc, le reste
en coopérative. La vente directe serait com-
pliquée, il faudrait un labo, et puis les clients
veulent surtout des steaks. Que ferait-on des
autres morceaux?
«J’ai divorcé, je me suis blindé et j’essaye de
profiter. Je vois ma fille de 15 ans un week-end
sur deux. Il m’arrive de penser à moi : entraî-
nement de basket le vendredi soir, match le
samedi. Je travaille beaucoup en période de
vêlage [naissance des veaux]. On a au moins
trois métiers : paysan, vétérinaire, comptable.
Un copain du basket est venu passer une ma-
tinée avec sa fille chez moi. En partant, il m’a
dit : “Si les gens savaient...”
«Je le dis sans honte, je suis mal financière-
ment. J’accepte des boulots à droite et à gau-
che, je conduis la moissonneuse pour d’autres
et, il y a deux ans, je bossais la nuit en usine
après le travail à la ferme. C’est fou de dépen-
dre des subventions et non pas du fruit de son
travail. Une vache de 450 kilos classée en
R + [“bon développement”, selon la nomencla-


Suite de la page 2


Source : Agreste (2019)

Les revenus des agriculteurs peinent à se maintenir
Résultat courant de l’ élevage et des cultures avant impôt mensuel, en euros

2002 2009 2017

3 583


4 263 3 990 3 847


2 740
2 720

1 937


1 937


3 320


1 523


1 817


2 723 3 137

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