Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 43


Page 46 : Kapka Kassabova /L’invitation de la frontière
Page 47 : Fabrice Humbert /L’ami pièce manquante
Page 50 : Ferdinand von Schirach /«Comment ça s’écrit»

Roberto Bolaño,


les retrouvailles


Premier tome des


œuvres complètes


Roberto Bolaño, le 21 mars 2003, à Paris.


Photo Raphaël Gaillarde. Gamma-Rapho


Par
Philippe Lançon

P


oète, prends ton luth
et me donne un baiser,
ça c’était Musset. Dans
le genre démiurge, ce
fut aussi Pablo Neruda, demi-dieu
tellurique et rhétorique debout face
aux sentiments, aux éléments, à
l’Histoire, un pied sur la moustache
de Staline et l’autre sur l’horizon du
Pacifique. Le luth offrait une prise
au vent politique et à l’air marin.
Avec Roberto Bolaño, chilien
comme Neruda, mais né un demi-
siècle après lui et mort en 2003 à
50 ans, la résidence sur la terre de-
vient l’épopée triviale, élégante et
désenchantée d’une chevalerie in-
time, entre amis, entre amants, sur
la route d’après les discours, les
Etats, les postures, les beaux lende-
mains. C’est simple, drôle, raffiné.
«Perruques de Barcelone», écrit
à 25 ans : «Je veux seulement
écrire sur les femmes /des pensions
du 5e arrondissement /d’une façon
réelle et aimable et honnête /pour
que lorsque ma mère me lira /elle dise
c’est bien ainsi en réalité /et que je
puisse enfin rire /et ouvrir les fenê-
tres /et laisser entrer les perruques /
les couleurs.» Roberto Bolaño était
fils d’une enseignante et d’un trans-
porteur, mais la poésie entre volon-
tiers dans un salon de coiffure, et,
s’il y a une chose qu’il a su faire
dans ses poèmes et ses nouvelles,
c’est créer des voix et des présences
féminines.

«Alphabétisation»
Dans son œuvre, la vie sans mode
d’emploi passe-partout, précise, in-
congrue, ramassant tout ce qu’il lit,
tout ce qu’il vit, et la mort n’est ja-
mais loin : «Bien meilleure /Et bien
plus importante /Est l’alphabétisa-
tion /Que l’apprentissage ardu /De la
Mort. /Elle t’accompagnera toute ta
vie /Et te procurera même /Des joies /
Et un ou deux malheurs certains /
Apprendre à mourir /En revanche /
Apprendre à regarder en face /La
Camarde /Ne te servira qu’un ins-
tant /Le bref instant /De vérité et de
dégoût /Et puis jamais plus.» Bolaño
a su très vite, trop vite, par l’état de
son foie, qu’il allait bientôt mourir,
sans que «bientôt» soit une date.
Philosopher, c’était donc d’abord
apprendre à lire et à vivre, en atten-
dant. Une vertu de ses œuvres com-
plètes aux éditions de l’Olivier est de
commencer, avec ce premier des six
volumes à paraître, par ce que la
plupart des lecteurs français igno-
rent : 642 pages de ­poèmes. Un vice
de cette édition est son obésité. Si
l’on excepte ses deux grands ro-
mans, les Détecti- Suite page 44
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