Libération - 22.02.2020

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44 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Livres/à la une


Roberto Bolaño,


les retrouvailles


pied. La moustache de Staline est
depuis longtemps rasée. L’amour est
toujours là, mais il n’empêche au-
cune solitude. Restent la ballade en-
tre amis, l’impasse et ses situations
tragi-comiques. La forme est saisie
par la vie – par le grain de la vie, et
ça donne ce long poème intitulé
«Retrouvailles» :
«Deux poètes de vingt et vingt-
trois ans, /Nus dans un lit persiennes
fermées /S’entrelacent, se sucent les
tétons et la verge /Dressée, avec des
gémissements /Vaguement littérai-
res /Tandis que la sœur aînée de l’un
d’eux recroquevillée dans le fauteuil
du téléviseur, /Les yeux immenses et
effrayés, /Observe la grande vague
métallique du Pacifique, /Celle qui se

scande en fragments capricieux et en
sillages discontinus, /Et crie : le fas-
cisme, le fascisme, mais moi seul /
L’entends, moi /L’écrivain enfermé
dans la chambre d’amis /Essayant en
vain de rêver /Une lettre idéale /
Pleine d’aventures et de scènes dé-
pourvues de sens /Qui puissent dissi-
muler la vraie lettre, /La terrifiante
lettre d’adieu /Et d’un certain type
d’amnésie /Peu fréquente, /Tandis
que la sœur du poète frappe aux por-
tes des chambres vides /Comme on
frapperait aux portes successives de
la Pensée /Et crie ou murmure le fas-
cisme, /Pendant que le poète de
vingt ans encule en deux coups secs /
Le poète de vingt-trois, qui fait ug
ug. /Une verge de vingt-trois centi-

mètres comme un ver d’acier /Dans
le rectum du poète de vingt-
trois ans, /Et la bouche du poète se
colle comme un goupillon /Au cou /
Du poète de vingt-trois ans /Et les pe-
tites dents de nacre du poète de vingt
ans /Cherchent les muscles, les arti-
culations, l’os dans le cou /Dans la
nuque, sentent le cervelet /Du poète
de vingt-trois ans. /Et la sœur crie /Le
fascisme, le fascisme, un fascisme
étrange, assurément, un fascisme
quasi translucide /Comme le pa-
pillon des bois profonds, /Bien que
sur ses rétines prévale la Grande Va-
gue métallique /Du Pacifique /Et les
poètes crient /Fatigués de cette hysté-
rie : /Finis une putain de fois ta fou-
tue lecture /De Raul Zurita! Et juste

Roberto Bolaño, dans son bureau,
en Espagne, dans les années 90.
Photo Pilar Aymerich. akg-images

ves sauvages
et 2666, Bolaño n’a publié de son vi-
vant que des livres brefs, légers, bor-
gesiens. La nature même des textes
aurait dû leur épargner l’effet-Bible.
Ils ont été écrits dans des cahiers,
des années 70 aux années 2000, au
gré des pérégrinations d’un homme
né au Chili, ayant passé une partie
de son enfance et de sa jeunesse au
Mexique, et qui, après avoir pas mal
bourlingué, installa en 1977 ses pé-
nates sur la côte catalane. Ces poè-
mes sont à la source des nouvelles,
des romans qui naîtront parallèle-
ment ou peu après. Ils les annon-
cent, les accompagnent, les nourris-
sent, les éclairent. On retrouve
partout des figures comme le détec-
tive, le chevalier, le troubadour, le
jouisseur, le raté. Ni emphase, ni for-
malisme, mais un retour érudit vers
ce que la poésie a le plus souvent
perdu : le sens du récit.
Dans l’édition espagnole qui a
servi de base à l’édition française,
Manuel Vilas, auteur d’Ordesa (Edi-
tions du sous-sol, 2019), résume le
lien entre les poésies et les fictions
de Bolaño : «Il y a de la poésie cachée
dans ses romans et il y a des romans
interrompus dans sa poésie.» Un po-
ème des années 80 dévoile le sens
général, sinon du combat, du moins
du voyage que le lecteur entre-
prend : «La violence est comme la po-
ésie, elle ne se corrige pas. /Tu ne
peux pas changer la trajectoire d’un
couteau /ni l’image d’un soir qui
tombe à jamais imparfait. /Entre ces
arbres que j’ai inventés /et qui ne sont
pas arbres /il y a moi.» A l’ombre sto-
ïque du Siècle d’or et de Borges («ni
l’image d’un soir qui tombe à jamais
imparfait»), il y a cette volonté ins-
tinctive : faire en sorte que ni la forêt
qui existe ni le langage qui la réin-
vente ne cachent la vie ordinaire,
extraordinaire, de l’homme qui a
traversé l’une et l’autre. Et il y a un
certain dandysme, dépouillé de
toute affectation. «Autoportrait» :
«Entre une extrémité et l’autre je ne
vois /que mon propre visage /qui sort
du miroir et y rentre /à plusieurs re-
prises. /Comme dans un film d’hor-
reur. /Sais-tu à quoi je fais allusion? /
Ces films que nous appelions films
d’horreur psychologique.» Si Bolaño
est devenu ce qu’on appelle un «au-
teur-culte», c’est parce qu’il est une
définition, renouvelée et décapée
par lui-même, de cette figure gal-
vaudée : les formes qu’il expéri-
mente et qu’il trouve sont les causes
et les effets, non reproductibles, de
sa propre vie. Elles sont à la fois opa-
ques et transparentes. Elles donnent
tout, sans se soumettre à rien.
Certains poèmes avaient été pu-
bliés, chez Christian Bourgois, en
particulier dans Trois et dans
les Chiens romantiques (Libération
du 22 mars 2012). Ils étaient traduits


par le traducteur français historique
de l’écrivain, Robert Amutio. On re-
trouve dans ce premier volume,
comme avec les nouvelles d’Appels
téléphoniques et les romans courts
Amuleto et Etoile distante, ses tra-
ductions ; mais l’essentiel des poè-
mes restaient inconnus des Fran-
çais. L’Olivier et son nouveau
traducteur, Jean-Marie Saint-Lu,
tout aussi bon que le précédent qui
l’a d’ailleurs recommandé, les ont
réunis en suivant, avec quelques
ajouts inédits, tardivement décou-
verts par la veuve de l’écrivain, l’édi-
tion espagnole.
Dans celle-ci, Manuel Vilas écrit
également : «Les poètes passion-
naient Bolaño, et avant tout la vie
des poètes. Et la vie des hommes
qui échouent. [...] Les poètes qui
échouent étaient un spectacle
­universel. La vie des poètes qui
échouent était inquiétante et comi-
que, elle recueillait une mélancolie
ironique contre tous les pouvoirs de
la terre : politique, économique, et
aussi culturel.» Ce sont des textes
violemment et drôlement contre-
culturels qu’on découvre ou relit
donc ici. Ils naviguent sous le pa-
villon pirate de Baudelaire. Quel-
ques vers de l’auteur des Fleurs du
Mal figurent en exergue du princi-
pal recueil, que Bolaño publia
en 1993 : L’Université inconnue. Ce
sont des vers de circonstances,
amicaux et satiriques, en l’honneur
du dessinateur et graveur Félicien
Rops, qui a illustré les Epaves. Bau-
delaire les écrit en 1865 en Belgique,
deux ans avant sa mort, alors qu’il
est ruiné, amer, laminé par la sy-
philis qui va bientôt le tuer. Bolaño
ne les a pas choisis par hasard : leur
légèreté agressive et burlesque,
l’amitié qu’ils portent, le fait qu’ils
soient écrits par un homme au bout
du rouleau, tout cela donne le ton
des pages qui vont suivre. Elles
semblent écrites par un homme qui
est à la fois Cervantès, Don Qui-
chotte et Sancho Pança. De poèmes
en nouvelles, de nouvelles en ro-
mans, ce n’est qu’un long récit
d’aventure moderne qui se déploie,
un récit où les trois hommes ne ces-
sent de jouer ensemble pour aller
vers l’au-delà.

Moustache de Staline
Le luth de Bolaño reste en effet épi-
que et amoureux, mais l’instrument
est redescendu sur terre et il grince
à hauteur d’homme. Il cherche les
moulins à vent, tout en sachant
qu’ils n’existent pas, sinon dans les
livres et, peut-être, dans quelques
brefs instants. Son chant flotte entre
le rhum du soir et le café du matin.
Ses cordes font vibrer le souvenir
d’un troubadour mis en bouteille,
comme un voilier miniature, face à
une télé et à un poker de doigts de

Suite de la page 43

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