Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 45


hensible, mais regrettable. Les textes
et les vies des auteurs et des amis
que Bolaño a lus et fréquentés irri-
guent les siens. Ce ne sont pas des
références ; c’est l’air qu’il respire.
«Retrouvailles» est plus drôle, par
exemple, si l’on sait que Raul Zurita
est un poète chilien communiste,
torturé sous la dictature de Pino-
chet, voué à une poésie démesurée
quoique expérimentale, un poète
à luth majuscule que Bolaño n’ai-
mait guère mais que dans les an-
nées 80 il avait imité, «les dieux de
la poésie me le pardonnent». Par
exemple, dans «la Rouquine» :
«Comme Dieu connaît les perdants
elle a reconnu l’arrivée /de la mort
le moment Chili son instant de soli-

Roberto Bolaño
œuvres complètes I
Traduit de l’espagnol
par Robert Amutio
et Jean-Marie Saint-Lu.
L’Olivier, 1 226 pp., 29 €.

au moment où ils disent Zurita /Ils
éjaculent, /Si bien que le nom de no-
tre poète national /Est proféré sur un
ton d’agonie ou presque /Comme une
chute libre dans les mots mélangés
bouillants /De la poésie.»
Le poème continue sur trois pages
et s’achève sur le mot «Enfer». Il ap-
partient à une série intitulée «Ma
vie dans les tuyaux de survie»,
écrite en 1992 et 1993. Bolaño vivait
alors de petits boulots en Espagne,
sur la côte catalane, là où il est
mort. C’est en 1994, à 41 ans, qu’il
décide de ne plus rien faire d’autre
qu’écrire. Sa puissance narrative est
reconnue de son vivant par quel-
ques milliers de lecteurs, écrivains,
éditeurs, journalistes, amis. Sa


gloire sera posthume. Le choix des
éditions de l’Olivier a été de ne
fournir aucun appareil de notes, de
livrer la poésie brute. C’est compré-

«C’est une espèce
de monstre, fait de

quatre fleuves


dont je ne sais pas


où ils me


conduisent.»
Roberto Bolaño au sujet du
manuscrit de son roman 2666
qu’il venait de rendre à son
éditeur, un mois avant sa mort

l’homme qui a donné rendez-vous
et se tait, «un sourire extrêmement
triste et las aussi, comme si ce n’était
qu’avec lui qu’il se permettait d’exté-
rioriser la lassitude, l’épuisement et
le manque de sommeil. Lorsqu’il
cesse de sourire, cependant, ses traits
retrouvent instantanément leur froi-
deur.» L’histoire a duré trois pages,
une insomnie, deux vies, et n’a livré
aucun de ses secrets.
Une nouvelle manquera à ces
œuvres complètes en six volumes,
qui devraient être publiées sur qua-
tre ans et se conclure par le grand ro-
man posthume de Bolaño, 2666. Il
ne l’a pas écrite et elle pourrait s’inti-
tuler : «la Veuve». Quelques années
après sa mort, suite à une proposi-
tion du groupe éditorial Alfaguarra,
sa femme a éliminé peu à peu le pre-
mier cercle qui avait accompagné et
soutenu l’écrivain de son vivant,
quand il était méconnu : non seule-
ment ses éditeurs espagnol, français
et américain, mais aussi son traduc-
teur français, des amis comme le cri-
tique espagnol Ignacio Echevarria.
Cette table rase a été éditorialement
accompagnée par l’agent américain
Andrew Wylie, implacablement effi-
cace dans la défense de ses clients.
C’est ainsi que les textes édités par
Christian Bourgois ont disparu
en 2018 des librairies françaises, sauf
trois d’entre eux repris en Folio, pour
réapparaître désormais aux éditions
de l’Olivier. La vie est une farce, mais
elle continue.
Parmi les poèmes les plus drôles
que Bolaño ait écrits, il y a ceux, en
prose, d’Un tour dans la littérature.
Ils ont été publiés dans Trois, à une
époque où il savait déjà qu’il allait
«bientôt» mourir. Ce sont 57 rêves
numérotés comme un inventaire de
Perec, écrivain qu’il admirait et
dont le fantôme occupe plusieurs
numéros, dont le premier, et le der-
nier que voici : «J’ai rêvé que Geor-
ges Perec avait trois ans et pleurait,
inconsolable. J’essayais de le cal-
mer. Je le prenais dans mes bras, lui
achetais des friandises, des livres à
colorier. Puis nous allions sur les
Quais de New York et pendant qu’il
jouait sur le toboggan je me disais à
moi-même : je ne suis bon à rien,
mais je serai là pour prendre soin de
toi, personne ne te fera de mal, per-
sonne n’essaiera de te tuer. Ensuite
il se mettait à pleuvoir et nous re-
tournions tranquillement à la mai-
son. Mais où était notre maison ?»
Elle est dans ce texte, dans ces tex-
tes, dans ces lieux discrets et résis-
tants où le lecteur console l’auteur
après avoir été consolé par lui. C’est
une cabane au fond des bois, au
fond des pages. C’est le poème 44 :
«J’ai rêvé que je traduisais le mar-
quis de Sade à coups de hache.
J’étais devenu fou et je vivais dans
une forêt.»•

tude /Sa rouquine sa solidarité un
Chili sous l’attouchement de la
lune /Un moment pur la rencontre
de la nudité et de sa solitude /Corps
allongé sur les draps et mon idée de
la perdante : /Entre ses fesses coule
un petit filet de sperme comme une
lumière personnelle», et plus loin :
«Les mains baissent le slip et le Chili
apparaît dans son horreur /son cri
blanc comme le slip touché par la
lune», etc. De «la Rouquine» à «Re-
trouvailles», une dizaine d’années
ont passé et on lit la différence : de
choc d’images un peu appliqué, la
poésie est devenue récit. Les ima-
ges se fondent dans les situations,
les personnages, explosant d’au-
tant mieux («comme le papillon des
bois profonds»). L’humour accentue
ses lumières dans les désirs et les
désespoirs de la chambrée. Zurita
est né en 1950, trois ans avant Bo-
laño. Il lui survit depuis dix-
sept ans.

Chemise à fleurs
Dix-sept ans... Le hasard a voulu que
Bolaño accorde à Libération son
dernier entretien, à Barcelone, un
mois avant sa mort. Il portait une
chemise à fleurs, semblait en forme,
savait qu’il allait mourir, n’en a évi-
demment rien dit. Il avait des doutes
sur le manuscrit de 2666 qu’il venait
de rendre à son premier éditeur es-
pagnol, Anagrama : «C’est une espèce
de monstre, fait de quatre fleuves
dont je ne sais pas où ils me condui-
sent.» Comme toujours avec un écri-
vain de cette trempe, en le relisant,
un vieux lecteur sent à quel point il
voudrait rajeunir : le poids du temps
pèse moins sur les textes que sur ce-
lui qui les lit. Dans les nouvelles
d’Appels téléphoniques, dans le bref
roman Etoile distante, la puissance
narrative de Bolaño reste immé-
diate : c’est l’imagination au naturel,
simplifiée et comme surprise par
l’expérience. Après trois lignes, on
croit connaître les personnages de-
puis trente ans. Parfois, il ne leur ar-
rive presque rien ; c’est justement là
que le nerf du conteur fait merveille.
Par exemple, dans «le Secret du
mal». A Paris, un journaliste améri-
cain est réveillé dans la nuit, au télé-
phone, par une voix masculine,
«peut-être un Sud-Africain ou un
Australien, pense-t-il, ou peut-être
un Hollandais, ou quelqu’un du nord
de l’Europe qui a appris l’anglais à
l’école et qui ensuite l’a perfectionné
dans divers pays anglophones». La
voix prétend lui donner un scoop et
lui fixe rendez-vous dans vingt mi-
nutes sur un pont. Le journaliste y
va, sans trop y croire. Le lecteur est
un détective qui sait qu’il n’y a rien
à croire, mais il ne peut s’empêcher
malgré tout d’espérer que quelque
chose aura lieu, et il court vers cette
fin où il n’y a rien, sinon le sourire de
Free download pdf