Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

46 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Poches


Julian Barnes
La seule histoire
Traduit de l’anglais par
Jean-Pierre Aoustin.
Folio, 330 pp., 8,50 €.

«Aussi ai-je commencé à
soupçonner que j’avais
tort de voir dans
l’alcoolisme le contraire
de l’amour. [...]
L’alcoolisme est
certainement tout aussi
obsessionnel – aussi
absolutiste – que l’amour.»

«Grand tour»


épique et piques


1789, un Ecossais


fait halte à Paris,


par Alain Gnaedig


Par Virginie Bloch-Lainé


A


u XVIIIe siècle, la mode du «grand tour» at-
teint son apogée. Les jeunes hommes bien
nés effectuent en Europe un voyage initiati-
que d’une année pour polir leurs humanités.
Walter Grossie, héros de fiction né à Edimbourg en 1768
et fils de magistrat, part en 1788, une fois ses études ache-
vées, visiter le «Continent». Natif d’une ville située «dans
les marches du monde, à la périphérie de la guerre», il arrive
dans une France qui vit l’aube de sa Révolution. Le voici
donc qui plonge directement dans le grand bain. Ponctué
de chapitres brefs dont les titres sont des dates, le Pays de
l’horizon lointain (c’est-à-dire l’Ecosse) nous emporte aux
côtés d’un Walter déboussolé. D’une subtile sobriété, sug-
gérant une pensée tantôt sombre, tantôt ironique, l’écriture
d’Alain Gnaedig embrasse un monde en mouvement et
exotique aux yeux d’un calviniste que les codes latins dé-
stabilisent. Il y a, dans le style de Gnaedig, par ailleurs tra-
ducteur et éditeur de littérature nordique chez Gallimard,
une sérénité qui permet aux bouleversements observés
par Walter de briller.
En Europe, les êtres se rencontrent et se parlent. S’aiment-
ils? Assez peu. C’est le temps des salons et des collections,
de timbres, de médailles, de tout. Walter se fait à propos
de cette manie un avis pertinent : «Dans l’éternel présent
de leur cabinet, ils n’étaient toutefois que de simples obsédés
de la caducité des choses.» A Venise, la franc-maçonnerie
prend racine. «Tout est symbole», explique un initié à Wal-
ter. La fête permanente qui agite les canaux inquiète
l’Ecossais. Il fuit aussi «le bruit des chaînes aux pieds des
galériens», l’une des signatures de Venise. «Bref, cette répu-
blique-là lui déplaisait souverainement.» Arrivé en France,
Walter visite le collège de La Flèche, espérant y sentir flot-
ter l’esprit de David Hume, son compatriote mort en 1776.
Peine perdue, le lieu n’est pas imprégné du philosophe. A
Paris, le 12 juillet 1789, il assiste à la marche des «émeutiers»
vers les Tuileries. La «vision des têtes sur des piques au Pa-
lais-Royal» l’effraie. Walter n’est «en aucune manière parti-
san des esprits libéraux». Il «avait vu la Révolution de ses
propres yeux : il ne voulait pas qu’elle soit importée au nord
du mur d’Hadrien.» Walter n’a pas que des défauts : il dé-
teste la peine de mort, et pense que la religion est «une
sorte de papier peint élégant pour se tapisser l’esprit». Nul
n’est complètement mauvais.
Un personnage réel habite le Pays de l’horizon lointain :
William Brodie surnommé Deacon Brodie, doyen de la
guilde des ébénistes d’Edimbourg et conseiller municipal.
Il fut pendu en 1788, parce que le jour il faisait des affaires
et des mondanités, et la nuit il cambriolait ses clients. Ste-
venson s’est inspiré de cette figure double pour son Doc-
teur Jekyll. Brodie obsède Walter, hanté aussi par «le visage
double du monde». Il y a d’un côté ceux qui parlent «du ton
qu’emploient les héritiers après un enterrement», et de l’au-
tre «ceux qui, pleins d’eux-mêmes, s’évertuaient à chambar-
der un monde qui ne voulait pas d’eux».•


Alain Gnaedig Le Pays de l’horizon lointain
Joëlle Losfeld, 160 pp., 15 €.


Bulgare terminus


Kapka Kassabova revient


sur une frontière hantée par


l’histoire de son pays natal


Par Quentin Girard

D


e nos nombreux voyages
en Europe de l’Est, on a
toujours gardé cette im-
pression, confuse, de ter-
ritoires où se superposent les époques
et les peuples, comme des couches de
sédiments qui se mélangeraient et
s’émietteraient dans nos mains. Là où
en France, quoi qu’on en dise, le présent
paraît solide, il n’est, au détour d’une
forêt roumaine ou en haut d’une mon-
tagne bosniaque, qu’une hypothèse,
souvent vite infirmée. C’est exactement
cette impression qu’on a retrouvée,
avec plaisir, dans Lisière de Kapka Kas-
sabova. La journaliste et poète de 47 ans
vit en Ecosse, mais, comme son nom le
laisse entendre, elle est née à Sofia, en
Bulgarie, a grandi là-bas dans les an-
nées 80 avant que ses parents ne pas-
sent la Manche à la chute du bloc de
l’Est. Longtemps, elle a gardé une pas-
sion et un intérêt pour son pays d’ori-
gine sans y remettre si souvent que ça
les pieds. Une zone la fascinait particu-
lièrement : la frontière bulgaro-grec-
quo-turque. Le lieu, dans sa jeunesse,
était inaccessible et bien gardé. «Je vou-
lais voir les endroits défendus de mon
enfance, les villes et les villages fronta-
liers naguère sous surveillance militaire,
les fleuves et les forêts situés en zone in-
terdite pendant deux générations»,
écrit-elle dans son ouvrage récompensé
de plusieurs prix outre-Manche, rappe-
lant que «du fait de sa seule présence, la
frontière est une invitation».

Bordurie. La ligne part de la mer
Noire, longe les plaines turques et les
montagnes bulgares, et serpente jus-
qu’à la Thrace occidentale en Grèce.
Plusieurs raisons pour Kapka Kassa-
bova de s’y intéresser : «Elle est le théâ-
tre d’affaires irrésolues depuis la guerre
froide. Deuxièmement, c’est un des es-
paces naturels les plus préservées d’Eu-
rope. Et enfin, elle a toujours été une
zone de confluence entre plusieurs con-
tinents.» A nous, Français, qui aimons
nous considérer au centre de l’Europe,
les noms de Rezovo, Erdine, Svilengrad
ou Xanthi ne disent rien. C’est pauvre,
c’est loin, ça n’a pas d’intérêt, cela pa-
raît aussi irréel que la Bordurie. Et
pourtant, au fil de son périple, qu’elle
étend sur plusieurs années et de nom-

breux allers-retours, Kapka Kassabova
montre à quel point les coins qu’elle
traverse sont à chaque fois des mor-
ceaux d’Europe en miniature qui nous
éclairent sur notre présent, entre his-
toires d’immigration d’hier et d’au-
jourd’hui, traces antiques (des Thra-
ces), adaptation au libéralisme après le
communisme, flux et reflux des influ-
ences orthodoxes et musulmanes. Un
peu comme une version sur quelques
centaines de kilomètres du roman le
Pont sur la Drina d’Ivo Andric qui, pre-
nant cette symbolique habituelle du
pont en Europe de l’Est, raconte une
ville traversée par les influences sur
plusieurs siècles.
Si on connaît par exemple tous des ré-
cits tragiques de passage du mur de
Berlin, on découvre avec Kapka Kassa-
bova ceux qui tentaient de passer par
la forêt bulgare. De nombreux touristes
est-allemands venaient en villégiature
dans le coin, au bord de la mer Noire,
puis tentaient de jour et de nuit de pas-
ser en Turquie en claquettes et maillot
de bain en traversant le fleuve Rezovo
avant de, parfois, se faire foudroyer par
les balles des militaires bulgares. En-
tre 1961 et 1989, 415 touristes étrangers
ont ainsi «disparu». La journaliste re-
tourne sur place. Elle rencontre ceux
qui sont encore là, les proches ou les
descendants des gardes-frontières. Un
homme lui parle de son fils, qui avait
tué «deux Tchèques ou peut-être des Po-
lonais à ce qu’on disait. Parce qu’ils
étaient l’ennemi, parce que cela simpli-
fiait son quotidien à la caserne : nul be-
soin de s’encombrer de formulaires. Ils
les avaient enterrés dans la forêt, dans
des tombes de fortune.» Ou peut-être
n’était-ce pas vraiment son fils l’auteur
de ces crimes, peut-être était-ce quel-
qu’un d’autre, on ne sait pas vraiment,
les souvenirs honteux se mélangent,
chacun doit en accepter sa part. «Cet
endroit reste un repli caché dans la ma-
trice globale. Certaines des contrées que
j’ai traversées sont si belles que votre
cœur en arrêterait de battre, écrit
Kapka Kassabova, volontiers portée
par une forme de mysticisme et de ma-
gie littéraire à la manière d’un Gao
Xingjian cherchant sa Montagne de
l’âme. Mais il n’y a guère que les bota-
nistes et les ornithologues, les contre-

bandiers et les braconniers, les héros et
les égarés pour s’y rendre. Et puis il y a
les autochtones.»

«Trou du diable». Voilà le mot, «les
autochtones», car la force de Lisière est
de ne pas tomber dans la quête halluci-
née mais de rester le plus souvent à
hauteur d’homme. Si parfois l’auteure
s’enthousiasme pour l’histoire incroya-
ble de Lyudmila Jivkova, fille du dicta-
teur bulgare, obsédée d’ésotérisme qui
lançait des grandes chasses au trésor de
sites thraces ou si, elle-même, elle se
laisse happer par des lieux comme, en
français, le «trou du diable», ou «le vil-
lage-ou-l’on-vit-pour-l’éternité», le récit
est le plus intéressant quand elle passe
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