Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 47


Adolfo Bioy Casares
Dormir au soleil
Traduit de l’espagnol
(Argentine)
par Françoise Rosset.
Laffont «Pavillons poche»,
288 pp., 10 €.

«Je me plongeai dans mes montres,
poussé par une force mystérieuse,
­espérant peut-être que cette occupa-
tion m’empêcherait de penser. Un
peu avant le dîner, je calculai que si je
poursuivais mon travail à ce rythme,
j’aurais terminé à la fin de la semaine
les réparations promises pour la fin
du mois.»

Jane Smiley
Nos révolutions
Traduit de l’anglais
(Etats-Unis) par Carine
Chichereau. Rivages
poche, 712 pp., 10,80 €.

«Avec quelle légèreté Julius et elle
n’avaient-ils pas discuté autrefois pour
savoir si en Amérique la société était da-
vantage divisée par les différences de
classe ou de race! D’après Julius, c’était
les classes – mais c’était un traditiona-
liste, non? – alors que pour Eloise c’était
les races. En réalité, ni l’un ni l’autre ne
savait de quoi ils parlaient.»

Fiction, tout est fiction Dans


le nouveau roman de Fabrice


Humbert, un journaliste enquête


sur un meurtre impliquant


le héros de son adolescence


Par Claire Devarrieux

T


out n’est qu’apparence, récit, fiction.
Le journaliste mis en scène par Fa-
brice Humbert finit par se dire que
Le monde n’existe pas – et c’est le titre
du livre. Arrive un moment où son enquête ne
peut plus avancer, où son rédacteur en chef le
laisse tomber (il est journaliste au New Yorker,
ce n’est pas rien), où lui-même perd le sens de la
réalité. Mais qu’est-ce que la réalité? Vaste ques-
tion qui tourmente le narrateur. Et où est passée
la vérité, après quoi les écrivains journalistes
couraient naguère? Comment être un grand
journaliste, apte à «ramasser l’épée du dévoile-
ment», quand il n’y a plus de nos jours qu’une vé-
rité en trompe-l’œil?
Adam Vollmann part pour Drysden (Colorado),
un bled morne où il a passé son adolescence avec
sa mère après le divorce de ses parents. Il n’y était
jamais revenu. Un fait divers qui bouleverse
l’Amérique, mais le bouleverse, lui, plus que qui-
conque, l’a foudroyé un soir «sur les écrans de Ti-
mes Square». Le héros de sa jeunesse, Ethan
Shaw, est en fuite. Il est accusé d’avoir assassiné
une jeune fille, Clara Montes. «On allait le tra-
quer, le trouver et le tuer, mais la figure que l’on
chassait n’était qu’un leurre. Je ne niais pas sa
culpabilité, ce n’était pas cela. Je niais la vérité
du personnage créé sur les écrans du monde.
Ethan Shaw multiplié était une fiction. Le vérita-
ble Ethan Shaw était un adolescent de Drysden
qui jouait avec moi au tennis.»

Cosmonaute. Le roman de Fabrice Humbert
est un bon thriller. Chaque étape l’amène à don-
ner un coup de gomme sur la silhouette des pro-
tagonistes. A commencer par Clara elle-même,
fille de gens modestes destinée à un brillant ave-
nir. Celle dont le président des Etats-Unis (un ac-
teur, afin de renforcer le registre de la fiction) dé-
plore la mort est une énigme. «Une vraie pute»,
selon sa mère, une fille dont personne n’a jamais
entendu parler, selon une élève lorsque Adam
Vollmann recueille son témoignage. La même

condisciple, à la télévision, adopte au contraire
le ton éploré de la meilleure amie en deuil, pour
dire que Clara voulait être cosmonaute et qu’elle
était superbonne en maths. Vanité, tout est va-
nité : il vaut mieux désormais remplacer le mot
de l’Ecclésiaste par mensonge.
Tout est mensonge. Vollmann se rend plusieurs
fois chez la mère de la victime. Il parvient à sour-
cer l’unique photo qu’on possède de Clara Mon-
tes. Il interroge la femme d’Ethan Shaw, visionne
les kilomètres d’images de la vie à Drysden qu’en-
registre un habitant obsessionnel. Ethan Shaw
lui-même finit par devenir une insaisissable pré-
sence, une ombre, une pièce manquante, comme
celle des puzzles qu’il ne terminait jamais. Quant
aux prétendus amis de l’assassin présumé, ils
s’avèrent ce qu’ils étaient autrefois : dangereux.

Dénonciation. A Drysden, personne ne recon-
naît Adam Vollmann. Il a changé de nom, de per-
sonnalité. Le collégien timide et frêle, toujours
plongé dans un livre, est devenu un adulte élé-
gant qui s’est musclé dans les salles de sport. La
mère de Clara Montes dit, assez drôlement, qu’il
a l’air d’un présentateur météo plus que d’un
journaliste. A croire que c’est lui, et non Ethan
Shaw, qui ressemble à Robert Redford dans Nos
Plus Belles Années (Sydney Pollack, 1973), que Fa-
brice Humbert, intrigue américaine oblige, pré-
fère appeler The Way We Were.
«J’ai peur et je ne partirai pas.» Conscient de la
teneur virile de cette phrase, lui que la force dé-
goûte, Vollmann constate qu’il est en train de de-
venir un personnage intéressant, celui de «l’in-
domptable journaliste». Trois citoyens veulent
sa peau. Il a été repéré comme homosexuel, dé-
noncé par un jeune serveur. C’est auprès d’Ethan
Shaw, lorsque ce dieu du stade l’a pris sous son
aile (et, un instant, dans ses bras), que Vollmann
est né à lui-même. Telle est sa dette à l’égard de
«cet adolescent muet et superbe dont je fus l’espace
de quelques mois l’esclave consentant, attendant
de devenir un être plein et libre».
La plupart des romans de Fabrice Humbert, l’Ori-
gine de la violence, Eden Utopie et d’autres, creu-
sent la question de l’identité. L’obstination réso-
lument solitaire avec laquelle le narrateur étudie,
se cultive, cherche à adhérer au monde sans re-
fermer tout à fait ses livres, tourne et retourne ses
interrogations quitte à charger la barque, épuise
le thème du grand scénario hollywoodien sans
auteur qui régente selon lui notre époque : cette
obstination, originale et touchante, est sans au-
cun doute celle de l’écrivain lui-même.•

Fabrice Humbert Le Monde n’existe pas
Gallimard, 248 pp., 19 €.

du temps avec les gens. Quand, à Svi-
lengrad, en Bulgarie, «la ville de la
Soie», le chemin obligé entre Mossoul
et Budapest, elle rencontre un Kurde
qui voulait aller en Europe pour que ses
filles aillent à l’université et qui se re-
trouve bloqué là, entre les hôtels casi-
nos et un camp de réfugiés – il dit :
«L’Europe, c’est là où tu n’as pas peur.»
Quand à Erdine, en Turquie, elle traîne
dans un hôtel, voyant passer les ca-
mionneurs, les touristes et les migrants
syriens. Elle discute avec Ahmed, un
Bulgare, qui fut expulsé de son pays
en 1989 parce qu’il était musulman. La
dictature de Sofia, obsédée par un sup-
posé ennemi intérieur, s’attaqua à la
première minorité religieuse du pays,


obligeant les gens, notamment, à bulga-
riser leurs noms. Ce «processus de régé-
nération», souvent oublié chez nous, se
termina par «la grande excursion», où
plus de 350 000 personnes durent par-
tir dans la Turquie «impérialiste et capi-
taliste». Depuis, elles se sont souvent
installées de l’autre côté de la frontière,
pas turques pour les Turcs, pas bulgares
pour les Bulgares... Mais elles restent
attachées pour toujours à cette terre, à
«cette porte dérobée de l’Europe».•

Kapka Kassabova
Lisière
Traduit de l’anglais (Ecosse)
par Morgane Saysana. Marchialy,
488 pp., 22 €.

«Je niais la vérité du


personnage créé sur les


écrans du monde. Ethan


Shaw multiplié était une
fiction. Le véritable Ethan

Shaw était un adolescent


de Drysden qui jouait avec


moi au tennis.»


td
Free download pdf