Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5


éditorial


Par
Alexandra
Schwartzbrod

Pression


N’est-il pas temps de
­remettre les paysans
au cœur de la société, de
les extraire de cette marge
dans ­laquelle ils sont
­englués ­depuis quelques
dizaines d’années et qui
pousse nombre d’entre eux
à baisser les bras? C’est peu
dire que le monde agricole
n’a pas su négocier le tour-
nant du siècle et les évolu-
tions de la société. Il a subi
de plein fouet les effets de
la mondialisation et des
échanges planétaires, de
la concurrence à outrance
­entre distributeurs et de la
pression toujours plus forte
sur les prix. Beaucoup d’en-
tre eux ont profité du boom
de l’agriculture intensive
et industrielle et n’ont pas
voulu voir la montée irré-
sistible, au sein d’une
grande partie de la popula-
tion, d’un rejet viscéral des
pesticides et de la souf-
france animale, et d’une
exigence de qualité de plus
en plus forte. ­Résultat,
le monde agricole s’est
­retrouvé coupé du monde
­urbain, voire rejeté, et il n’a
pas compris pourquoi.
Or la rupture de ce lien est
un drame majeur. Pour les
paysans, mais aussi pour le
reste de la société. Ces deux
univers-là ne peuvent pas
vivre l’un sans l’autre,
il faut l’expliquer sans relâ-
che. Et vite, car les petites
exploitations agricoles se
meurent. Les enfants de
ces agriculteurs n’ont plus
envie de se tuer à la tâche
pour gagner moins de
350 euros par mois. Et su-
bir l’«agribashing» qui finit
par vider de sens leur exis-
tence. Cet agribashing
ne vient pas de nulle part :
trop longtemps les lobbys
agricoles n’en ont fait qu’à
leur tête, attisant la mé-
fiance des consommateurs.
Alors que le Salon de l’agri-
culture ouvre ses portes
ce samedi à Paris, le monde
agricole – où les plus gros
ont tendance à écraser les
plus petits – aurait tout
à gagner à se remettre en
question. D’autant que la
société elle-même est en
pleine mue. Sous la pres-
sion de la jeune génération,
elle commence à compren-
dre que le respect de la
terre passe d’abord par le
respect de ceux qui la tra-
vaillent au quotidien.•

Les agriculteurs souffrent du retour de concur-
rence et de la volatilité des prix. Au contraire, sur
plusieurs dossiers, comme celui des zones défavo-
risées bénéficiant des aides de Bruxelles, ou celui
des pesticides plus récemment, le gouvernement
mène une politique assez proche des revendica-
tions du syndicat majoritaire, la FNSEA. Au mo-
ment de la crise des gilets jaunes, les agriculteurs
auraient pu se reconnaître dans les actions sur les
ronds-points, car eux aussi subissent les contrain-
tes de la France périphérique. N’étaient-ce pas eux
qui ont inventé les barrages routiers
dans les années 50? Mais ils sont res-
tés en retrait, la FNSEA ayant certai-
nement choisi de ne pas mettre de
l’huile sur le feu. De même, on a vu
assez vite, dans les arbitrages entre
Nicolas Hulot et le ministère de
l’Agriculture, que le quinquennat Ma-
cron ne serait pas celui des mesures
contraignantes contre le monde agri-
cole. Les récentes déclarations du
Président en faveur du «pays réel» – le monde rural
en filigrane – ont plutôt tendance à conforter les
agriculteurs.
L’autre évolution majeure, c’est le changement de
regard de l’opinion publique. Pendant des décen-
nies, les agriculteurs ont eu beau multiplier les des-
tructions et les violences, ni la population ni les
pouvoirs publics (à quelques exceptions près, José
Bové peut en témoigner) ne leur en ont tenu ri-
gueur. Ils restaient malgré tout de «bons manifes-
tants», contrairement aux nouveaux mouvements
sociaux «radicalisés» ou aux «casseurs». Mais cette
image positive du paysan nourricier, rude mais fi-
nalement excusable, s’est peu à peu dégradée, face

aux crises alimentaires, aux atteintes à l’environ-
nement et à la question du bien-être animal.
Il y a une réflexion critique, un aggiorna-
mento chez les paysans?
De fait, les modes de protestation vieux d’une cin-
quantaine d’années ne fonctionnent plus. Les dif-
ficultés économiques du secteur, ainsi que les pro-
blèmes de représentation, ont tendance à atténuer
les rivalités syndicales. Au sein même de la FNSEA,
certains se rendent compte que le modèle produc-
tiviste qu’on leur a vendu pendant des années ne
fonctionne plus. A la Confédération
paysanne, d’autres trouvent injuste
qu’on leur mette toute la misère du
monde sur le dos, alors qu’ils tentent
de promouvoir des pratiques diffé-
rentes depuis des années. Les bases
sont déstabilisées, avec le sentiment
que la société veut leur faire la peau.
Il faut relativiser l’opposition sim-
pliste entre paysans bio et conven-
tionnels. La question de l’exploitation
et de la souffrance animale, par exemple, les con-
fronte à des interrogations qu’ils n’avaient jamais
abordées frontalement. Il y a une introspection de
la profession par rapport aux cinquante années de
modernisation et de transformation de leurs pra­-
tiques, un ensemble d’injonctions technologiques
et productivistes, qui leur ont été imposées et dont
ils sont aujourd’hui les premières victimes.
Recueilli par SYLVAIN MOUILLARD

(1) En colère contre la commercialisation de vins italiens
qui cassent les prix, des viticulteurs armés se rassemblent
dans la commune de l’Aude. Quand les CRS arrivent, ils es-
suient des tirs. Un commandant et un viticulteur sont tués.

Interview


DR

«


S


pécialiste de l’histoire rurale, Edouard Lynch,
professeur à l’université Lumière-Lyon-II,
­revient sur l’histoire des luttes paysannes.
La conflictualité du monde paysan connaît-
elle actuellement une phase de reflux?
La participation des agriculteurs aux mouvements
de contestation est plutôt en retrait par rapport
aux années 60-70, que l’on songe aux agitations
parties de Bretagne en 1960-1962, aux émeutes à
Quimper et à Redon en 1967, ou à l’embrasement
du Midi viticole, culminant avec la tragédie de
Montredon-des-Corbières (1). D’abord en raison
d’un simple facteur quantitatif : au début des an-
nées 70, il y avait encore plus de 2,5 millions d’agri-
culteurs, contre moins de 600 000 aujourd’hui. La
profession semble aussi déstabilisée par un nou-
veau contexte qu’elle a du mal à maîtriser. Tradi-
tionnellement, la contestation paysanne se tourne
contre l’Etat, pour réclamer des soutiens et des
protections, en s’appuyant sur une opinion pub­-
lique qui lui est globalement favorable et en met-
tant en avant le côté nourricier de l’agriculture. Or
ce schéma est aujourd’hui doublement contrarié.
De quelle manière?
D’abord par le fait que l’Etat n’apparaît plus
comme le principal responsable de la crise que
connaît le monde paysan. Le marché régit à nou-
veau le secteur agricole. Ce dernier ne bénéficie
plus de la protection nationale et communautaire.

«L’image positive du paysan


nourricier s’est peu à peu dégradée»


L’historien Edouard Lynch décrit
une profession profondément
déstabilisée par les mutations
et qui, boudée par l’opinion,
ne sait plus comment lutter.

Photos extraites de la
série «Jeunes paysans,
un mode de vie»
de Pablo Chignard.
Photos Pablo Chignard
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