Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

50 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Comment ça s'écrit


O


n se demande parfois si
les criminels sont à la
hauteur de leurs cri-
mes. Pour les protago-
nistes des douze nouvelles de Sanc-
tion, la question est de savoir s’ils sont
dans les crimes ou à côté. Sanction est
le troisième recueil de Ferdinand von
Schirach paru chez Gallimard après
Crimes en 2011 et Coupables en 2012
(du criminaliste allemand né en 1964,
ont aussi été traduits deux romans,
une pièce de théâtre et un dialogue
avec Alexander Kluge). Ces personna-
ges ne sont pas tous des criminels.
La première nouvelle s’intitule «la
­Jurée». Le texte raconte sa vie avant
qu’elle soit convoquée au tribunal.
«“Je suis bonne à jeter”, pensa-t-elle»
à la troisième page. Elle voyage en
avion. «A l’atterrissage, elle resta trop
longtemps assise. On lui dit qu’il était
temps de quitter l’appareil, elle ac-
quiesça. En marchant dans le hall de
l’aéroport, elle eut froid.» C’est elle qui
va faire rater le procès. «Katharina re-
garda la femme, et la femme regarda
Katharina. Katharina se mit à pleurer.
Elle pleurait parce que l’histoire de la
témoin était son histoire à elle, parce
qu’elle comprenait la vie de cette
femme et parce que la solitude était en
toutes choses.» Ce qui se passe au tri-
bunal est la conséquence de ce qui se
passe hors du tribunal, et pas seule-
ment pour les accusés. Une phrase de
Kierkegaard en épigraphe du recueil :
«C’est quand il ne se passe rien que tout
arrive.» L’avocate, fille d’émigré turc,
qui défend un proxénète faisant venir
des filles de l’Est, dit à la fin de «Subot-
nik», après avoir trop bien fait son mé-
tier : «Je n’avais pas imaginé les choses
comme ça.» Certaines corvées sont
­inimaginables.
«C’est moi qui l’ai fait», dit l’héroïne
d’«Un jour bleu clair». Ce n’est pas un
aveu. Le texte a à peine plus de cinq
pages. Dès le début, «mère Cauche-
mar» est condamnée pour avoir tué
son nourrisson en cognant «à quatre
reprises l’arrière de son crâne contre le
mur». Il s’appelait Ryan et ses pleurs
perpétuels l’exaspéraient manifeste-
ment. Elle est condamnée à trois ans
et demi de prison. «Elle trie des vis,
colle des étiquettes sur des boîtes de

chocolat ou assemble des joints en ca-
outchouc.» Après un an de détention,
elle accède à la menuiserie. «Désor-
mais, elle fabrique des bancs et des ta-
bles pour le tribunal et la prison.» Li-
bérée, elle rentre chez elle avant la
troisième page. Il est alors clair qu’elle
a pris le crime sur elle pour éviter la
perpétuité au vrai coupable, son mari
déjà condamné pour vol et violences.
Ce mari qui ne lui avait pas raconté les
circonstances de la mort de Ryan
comme elles sont apparues au tribu-
nal. «J’ai été tellement bête, dit-elle.»
Ce mari qui tombe soudain du qua-
trième étage. «Sur le trottoir, elle reste
debout à côté de lui en attendant qu’il
meure.» La femme est arrêtée mais sa
culpabilité est improuvable. Le man-
dat de dépôt est levé. Elle sort de la
salle du tribunal avec l’avocat. «Elle
l’accompagne jusqu’au hall d’entrée.
Arrivée devant un banc, elle s’arrête,
s’agenouille et regarde dessous./ “C’est
moi qui l’ai fait, dit-elle, c’est un banc
de qualité.”»
La sanction qui donne son titre au vo-
lume ne dépend pas toujours que de
considérations juridiques. «C’est à ce
moment-là qu’elle décide de se pardon-
ner», est-il dit de l’héroïne du «Plon-
geur». Mais la loi a aussi ses douceurs.
Le protagoniste de «Lydia» dont le voi-
sin s’est attaqué à sa poupée en sili-
cone grandeur nature adorée a droit à
la clémence du tribunal après avoir ta-
bassé ce voisin. «Pour nous, vous n’êtes
pas plus dangereux que n’importe quel
homme dont la femme aurait été vio-
lée.» Mais à une condamnation quand
même. «Ce que vous lui avez fait subir
relevait donc de la vengeance — mobile
certes compréhensible mais que notre
ordre juridique n’approuve pas.» Ren-
tré chez lui, le personnage raconte
toute l’affaire à sa poupée. Dernière
phrase du texte : «Et ils s’endorment.»
Ailleurs, le héros se retrouve au tribu-
nal parce qu’on a enregistré ses aveux
faits en parlant tout seul à l’hôpital. Il
sera libéré pour cause d’Etat de droit :
«Les pensées d’une personne ne doivent
pas être surveillées, dit le juge. A la dif-
férence des journaux intimes, les mo-
nologues sont des pensées parlées, qui
ne sont pas censées être accessibles à
autrui ni être conservées. Elles relèvent
de l’intimité de la personne.» Il y a un
narrateur avocat dans le dernier texte,
«l’Ami». C’est lui qui tâche de récon-
forter le personnage-titre. «Il n’y a pas
de coupable dans ces choses-là, ai-je
répondu.» Et «l’ami» innocent, ras-
semblant l’ensemble des titres des re-
cueils de Ferdinand von Schirach en
une réplique : « Peut-être que tu as rai-
son et qu’il n’y a ni crimes ni coupables.
Mais il y a sanction.»•

Ferdinand von Schirach
Sanction Traduit de l’allemand
par Rose Labourie. Gallimard,
«Du monde entier», 172 pp., 16 €.

Par Mathieu Lindon

Ferdinand von Schirach,


la cour toujours


«Elle l’accompagne


jusqu’au hall d’entrée.


Arrivée devant un


banc, elle s’arrête,
s’agenouille et

regarde dessous./


“C’est moi qui l’ai fait,


dit-elle, c’est un banc


de qualité.”»


Mona Ozouf, chez elle, à Paris, le 11 septembre 2018. Photo Patrice Normand. Leextra. Leemage

R


etranscrits, les en-
tretiens radio entre
Mona Ozouf et
Alain Finkielkraut
gardent leur air enjoué et disert.
La dizaine de conversations
­rassemblées ici provient de
l’émission Répliques sur France
Culture, menée depuis près
de trente-cinq ans par Alain
­Finkielkraut et religieusement
écoutée par certains auditeurs
chaque samedi matin au poste,
ou alors après en podcast, parce
qu’il faut bien reconnaître qu’on
peut avoir du goût pour un inter-
vieweur qui met aussi bien sur la
table sa propre culture que la
question suivante. Quant à son
interlocutrice, entourée généra-
lement d’un(e) autre invité(e), la
célèbre historienne de la Révo-
lution française a de la généro-
sité dans l’échange et un engage-
ment vif dans tout sujet. Loin
du ping-pong squelettique et
contextuel de certaines inter-
views, les dits et contredits ont
de la chair aux pinces, même si
certaines marottes sentent par-
fois la redite. On y parle de li-
vres, d’écriture féminine et
des manières, eh oui, mais aussi
de l’homme ordinaire au
­Panthéon ou de l’opposition
­entre Edmund Burke et Thomas
Paine.

1 Pourquoi aimer
les livres?
Le sujet principal au fond c’est
celui-là. Nous sommes en com-
pagnie de grands lecteurs de

philosophie, d’histoire ou de litté-
rature. Ces lectures se présen-
tent comme les meubles de leur
univers intérieur, bougés avec
agilité au gré de l’alignement de
leurs idées. La préface de Mona
Ozouf, destinée à emballer l’ap-
parente variété abordée dans ce
recueil, a cette sensibilité litté-
raire-là : souvenirs de livres sur
la toile cirée de la maison fami-
liale vécus comme «un talisman
contre la solitude», évocation de
la riche galerie de personnages
féminins chez son chouchou
Henry James qui améliorait l’or-
dinaire sécheresse des penseurs
marxistes de la militante PC, sa
foi en le pouvoir de la fiction et
son engagement permanent en
clair pour la Cause des livres, ti-
tre de son essai autour duquel
tourne la première conversation.

2 Y a-t-il une écriture
féminine?
Cette interrogation-ci ouvre la
cinquième discussion, car le su-
jet porte sur la Marche du cava-
lier de Geneviève Brisac, un es-
sai qui interroge les formes que
revêt l’écriture des femmes. La
réponse serait plutôt pas, il n’y a
pas à proprement parler d’ou-
vrages de dames. Il y a parfois
une «faculté de disparition»,
comme celle de la brigadiste et
aventurière Sylvia Townsend
Warner, qu’on se réjouit de dé-
couvrir. On trouve aussi ce pas-
sage qui relie au plus nuancé
écriture et femme : «Trouver le
mot juste pour la sensation juste,

c’est réussir à écarter les clichés,
les perceptions imposées, la peur,
la crainte d’être moquée, la
crainte d’être différente, de ne
pas être comprise. Ce sont à ces
obstacles-là que sont d’abord
confrontées les femmes qui écri-
vent», dit Geneviève Brisac.

3 Parle-t-on en toute
légèreté?
Le titre fait songer à une plume
qui joue avec la pesanteur. Les
divers thèmes convoqués (dont
un très notable sur la galanterie)
rendent la vie plus légère pense
Mona Ozouf inspirée par cette
phrase de Flaubert : «La vie est
en soi quelque chose de si triste
qu’elle n’est pas supportable sans
quelques allègements.» Dans la
pure liberté des arguments.•

Mona Ozouf
sous la direction
d’Alain Finkielkraut
Pour rendre la vie
plus légère
Les livres, les femmes,
les manières
Stock, 279 pp., 20 €.

Pourquoi ça marche


L’art de la manière


Mona Ozouf et Alain


Finkielkraut conversent


Par Frédérique Roussel
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