Libération - 22.02.2020

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52 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


«G


uadalquivir de
tristezas, Gua-
dalquivir ira-
cundo /Ham-
briento a veces de vidas y de tierra,
mas siempre fecundo tu vivo fluir.»
(«Guadalquivir de tristesse, Guadal-
quivir furibond /Gourmand parfois
de vies et de terre, mais toujours fé-
cond dans son vivant écoulement»).
María Inmaculada porte ses 37 ans
avec vitalité et le déhanchement
d’une Carmen à la Mérimée quoique
vêtue en jean-tee-shirt-basket ; la
voici traversant le pont de Los Re-


medios en direction de son quartier
voisin, et lorsqu’on lui demande ce
que signifie pour elle le Guadalqui-
vir, c’est ce refrain qu’elle chantonne
pour toute réponse avec un léger
trémolo.
Tibre, Tamise, Seine, Rhin ou Da-
nube... Toutes les villes ont une re-
lation particulière avec leur fleuve.
Mais rarement un cours d’eau aura
été autant chanté, évoqué, déclamé
par ses riverains et artistes. Et pour
cause, la ville vit à son rythme de-
puis des siècles. Dans une ruelle qui
jouxte la Plaza de Cuba, d’où on
aperçoit un de ses méandres, un
vieil homme répond à la même
question les yeux brillants d’évi-
dence : «Mais enfin, c’est le grand

fleuve !» Le grand fleuve, oui, littéra-
lement, al-wadi al kabir, comme
l’appelaient les musulmans Almo-
hades et leur calife Abou Yacoub
Youssouf qui, en 1171, en fit la capi-
tale ­d’Al-Andalus. Ces mêmes mu-
sulmans qui furent piégés par leur
fleuve vénéré, en 1248, lorsque le
roi Ferdinand III de Castille s’em-
para de la ville avec ses embarca-
tions venues de l’océan.

Darses. Quelles que soient les épo-
ques, le Guadalquivir donne tout
aux ­Sévillans, et leur reprend tout
à la fois. C’est l’avis de Francisco
González, truculent et cultivé guide
à la Torre del Oro, la Tour de l’or, le
bâtiment symbole de la ville, en

mortier ocre jaune et aux douze an-
gles, datant de l’ère médiévale et
musulmane. «Et vous savez pour-
quoi? Eh bien car cette tour a tou-
jours résisté au fleuve. Elle est à ses
pieds, cent fois elle aurait pu être
avalée par ses eaux, mais elle a tenu
bon.» A l’étage, Francisco González
montre les maquettes des premiers
galions construits et partis de ses ri-
ves, ceux de Magellan pour le pre-
mier tour du monde ou de Colomb
pour sa conquête des Indes. «On
était la porte de l’Amérique, on bat-
tait la monnaie, Séville était riche et
cosmopolite, et puis on a tout perdu,
Cadix a pris le relais en 1717. Je vous
le disais : le Guadalquivir nous a
tout donné, puis tout repris !»
Il a raison : dans l’histoire, le fleuve
est à la fois généreux (ample, abon-
dant) et cruel (torrentiel, débor-
dant). Le motif en est géographi-
que : après un parcours de près
de 600 kilomètres depuis la Sierra
de Cazorla, ses eaux se déversent
avec force à hauteur de Séville, où
se jettent trois affluents. Passé la ca-
pitale andalouse, en revanche, ce
sont 79 kilomètres de plat jusqu’à
l’embouchure de Sanlúcar de Barra-
meda, circonstance ayant permis
que la ville ait été, et soit, un vrai
port – le seul port intérieur com-
mercial de la péninsule.
La conséquence est que Séville a pu,
dans son histoire, développer une
agriculture abondante (des rizières
notamment), mais le débit pouvant
atteindre jusqu’à 6 000 m³ / se-
conde, la cité a souffert d’innom-
brables crues. Pas moins de 56 en-
tre 1403 et 1800! Si bien qu’après
avoir eu son compte de destruc-
tions, deux ingénieurs au XXe siè-
cle, Molini et Brackenbury, ont dé-
vié son cours à l’ouest et aménagé,
sur l’ancien lit, des darses régulées
par des écluses : aujourd’hui les
eaux qui baignent Séville sont en

­réalité celles d’un canal. D’où son
cours placide permettant aux perles
de la ville d’être enfin pleinement à
l’abri sur ses rives : les arènes de la
Maestranza, le théâtre du même
nom, le palais San Telmo...
En aval, il y a le port, ses 717 km² de
superficie, ses grues et ses conte-
neurs, sa profondeur (on y voit des
colosses de croisière) et ses écluses.
Mais au-delà du pont de Las Deli-
cias, se dégage une atmosphère de
villégiature. Ce samedi, entre les
joncs et les saules, on assiste à des
courses d’aviron et au passage de jo-
lies péniches blanches pour touris-
tes, baptisées Luna de Triana ou
Luna de la Giralda.
Sur les rives, joggers, cyclistes ou fê-
tards croisent des pêcheurs adossés
à des chaises de plage. L’un d’eux,
José Antonio, 57 ans, dit aimer
­contempler le pont de Triana : «C’est
notre pont à nous, Sévillans. Pen-
dant six siècles, c’était le seul qui
existait, il était tout en bois. On l’a
ensuite reconstruit et appelé pont
Isabel II, mais peu importe, il restera
toujours le pont de Triana.»

Semaine sainte. Triana, c’est ce
quartier sur l’autre rive, la rive
droite, qui fut longtemps un fau-
bourg populaire de gitans, installés
là depuis le XVe siècle. C’est dans

Guadalquivir


les rives éveillées


de Séville


Traversant la capitale andalouse, le fleuve lui a permis de développer


une agriculture abondante, mais son débit impétueux fut à l’origine


d’innombrables crues. Aujourd’hui apprivoisé pour devenir un canal


serein, il reste une fenêtre sur l’histoire de la ville et suscite


chez ses habitants un attachement tout particulier.


Par
François Musseau
Envoyé spécial à Séville


Les arènes de la Maestranza datant du XVIIIe siècle. Photo S. GAUTIER. SAGAPHOTO

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