Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

54 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 22 et Dimanche^23 Février 2020


Pilier historique de la cuisine française et des fins


de nuits parisiennes, ce plat réconfortant et


revigorant est un classique qui se prépare dans


les brasseries, mais aussi dans les palaces


où il est repensé et bousculé. Visite de deux lieux


emblématiques qui le proposent à la carte.


L


a scène est à la fois ba-
nale et intrigante. Paris,
des touristes installés en
terrasse. Pourquoi pas
près des quais de Seine avec, tant
qu’à faire, Notre-Dame en toile de
fond. Devant eux, des bols de soupe
à l’oignon qu’ils semblent déguster
avec délectation alors que le breu-
vage, brunâtre, ne vend pas du rêve.
Nos touristes s’imaginent-ils man-
ger «comme les Parisiens» en com-
mandant une soupe à l’oignon? Au
fond du bol, le cliché? Comme aller
voir les portraitistes de la place du
Tertre à Montmartre ou faire un sel-
fie devant la tour Eiffel? S’il s’agit
d’un cliché, il a en tout cas une lon-
gue histoire qui ne sonne pas creux.
La soupe à l’oignon ne serait pas pa-
risienne, mais versaillaise et carré-
ment royale. La légende veut que,
revenant de la chasse, Louis XV
(1710-1774), ou plutôt son chef, ne
trouva dans sa cuisine que trois in-
grédients : des oignons, du beurre et
du champagne. Qu’il ordonna de
cuire ensemble et apprécia au-delà
de ses espérances. Comme on ne
parlait pas à l’époque de «sérendi-
pité gastronomique», l’art des heu-
reux hasards aux fourneaux, disons
alors que le roi a eu la faim inven-

tive. Grâce à Louis XV, donc, on
peut savourer depuis des siècles de
la «soupe à l’oignon» ou sa version
«gratinée», quand le breuvage est
recouvert de fromage. L’invention
de la recette est aussi revendiquée
par les Auvergnats et dans le Nord
et l’Est, où elle clôt noces et ban-
quets. Aux XIXe et XXe siècles, elle
a fait les grandes heures des bistrots
du «trou des Halles», l’oignon ayant
toujours été un ingrédient bon mar-
ché. Elle y régala des tablées de fê-
tards à la recherche, en pleine nuit,
d’un plat qui tenait au corps. Et
en 2020, elle est encore à la carte de
nombreux restaurants, de stan-
dings très différents, de la brasserie
au palace, en passant par le snack
en bas des pistes de ski.

«Bonheur». «Bien sûr que la soupe
à ­l’oignon est un cliché, comme la
­baguette !» tranche Christian
Le Squer, chef triplement étoilé à la
tête du Cinq (1), l’un des restaurants
gastronomiques du palace Four Sea-
sons Hotel George-V (75008), sur le
ton du «et alors ?» Et c’est justement
sans gêne aucune qu’il s’est emparé
de ce cliché pour gagner ses trois
étoiles au guide Michelin. «Quand
je suis arrivé au Cinq, en 2014, le
contrat était clair : j’avais douze mois
pour faire passer le restaurant de 2
à 3 étoiles. Un énorme défi. Je savais
que l’on disait “comment Le Squer

Par
Sophie Morgan
Photos Rémy Artiges

Soupe


à l’oignon


épluche si


affinités


Food/


va-t-il faire la différence ?” Pour
créer cette surprise, je voulais une
soupe, pas du sempiternel consommé
en gelée, car une bonne soupe, c’est
une bonne soupe! Et moi, ce que
j’aime avant tout, c’est faire de la
bonne popote. Je sais, ce n’est peut-
être pas le discours que l’on attend
d’un chef étoilé, mais je pense vrai-
ment ma cuisine ainsi. De la cuisine
généreuse, gourmande, qui donne du
bonheur. Peut-être que cela ne se dit
pas, mais je suis un jouisseur et cha-
que jour, je rentre en cuisine pour of-
frir ce plaisir.»
Christian Le Squer a repensé à la
soupe à l’oignon qu’il a servie dans
les différents palaces où il a fait ses
armes, mais surtout, «et avec nostal-
gie», à celle qui le régalait dans le
quartier des Halles quand il était
jeune homme et qu’il faisait «beau-
coup la fête». C’est ainsi qu’est née
sa «Gratinée d’oignons contempo-
raine à la parisienne» servie toute
l’année (70 € à la carte). «J’ai bien
mis six mois pour mettre au point la
recette avec un de mes chefs»,
­précise-t-il.
Longtemps présentée dans une as-
siette plate, la gratinée s’annonce
depuis quelques mois dans une as-
siette creuse alors que de soupe... il
n’y en a pas. En lieu et place, un jeu
de billes, allant de la taille d’un
­oignon grelot à une belle agate,
dans une déclinaison de lll
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