Les Echos - 24.02.2020

(lily) #1

Les Echos Lundi 24 février 2020 IDEES & DEBATS// 11


opinions


un obstacle à l’ambition légitime de faire
de l’Europe un acteur souverain en
matière de défense et de sécurité?
Le point de départ de la réflexion du
président d e la République en matière de
politique étrangère tient en un constat. A
l’heure du repli sinon du déclin relatif de
l’Amérique et de la montée en puissance
de la Chine, de la Russie ou de la Turquie,
l’Occident n’est plus l’Occident. Le repli
américain des affaires européennes,
sinon mondiales – l’exemple du Moyen-
Orient en est l’illustration la plus
criante – s’inscrit dans le temps long de
l’histoire. Et Donald Trump, sur ce plan,
n’a fait qu’approfondir le sillon creusé
par son prédécesseur, Barack Obama.
Mais peut-on pour autant penser
qu’une éventuelle défaite électorale de
Donald Trump – ce n’est pas le scénario
le plus probable aujourd’hui – ne modi-
fierait pas, et plus qu’à la marge, la rela-
tion transatlantique? Certes, l’Améri-
que ne redeviendra pas ce qu’elle était,
mais se résigner à ce qu’elle s’éloigne tou-
jours davantage de la réalité et de l’image
qui étaient les siennes, n’est-ce pas faire
preuve d’une résignation, sinon d’une
« confusion des sentiments » dange-
reuse, pour plagier Stefan Zweig?
Cette confusion peut parfois corres-
pondre à des calculs douteux. Une Amé-
rique moralisatrice qui entendrait à nou-
veau donner des leçons d’éthique et de
droits de l’homme à ses alliés, ne serait-
elle pas plus « encombrante » qu’une
Amérique cynique et hyperréaliste qui
peut servir de contre-modèle parfait,
derrière lequel on peut s’abriter pour
poursuivre des intérêts strictement com-
merciaux? De manière plus fondamen-
tale encore, on ne peut, sans risque
d’incohérence, mettre en avant les
« valeurs » au nom de la fidélité à
l’Europe des Lumières et vouloir se rap-
procher de dirigeants qui rêvent de voir
l’extrême droite arriver au pouvoir en
France et qui s’investissent à cette fin.
Trouver une voie européenne
médiane entre Washington et Mos-
cou ne peut pas se résumer à un non-
choix entre un pays dont le président
peut changer dans moins d’un an, et un
autre dont – sauf accident – le dirigeant
sera toujours au pouvoir jusqu’en 2024
et sans doute au-delà. Entre « illusion
russe » et « résignation américaine »,
comment trouver un juste équilibre et,
au-delà, une cohérence?

Do minique Moïsi est conseiller
spécial de l’Institut Montaigne.

comme leurs intérêts nationaux.
« Nous v oulons bien t ’écouter, te sourire...
mais t’entendre, pour qui te prends-tu? »
Il n’existait qu’une simple contradic-
tion entre la poursuite de « nos ambi-
tions iraniennes » et la volonté d’établir
un dialogue bilatéral privilégié avec
Donald Trump. Dans le cas de notre
« politique russe » , le pari de l’ouverture
est encore plus problématique. Peut-on
demander à Varsovie, et même à Berlin,
d’en faire plus en matière de défense
européenne, et prôner en même temps
un dialogue approfondi avec Moscou,
quelle que puisse être la politique
menée par la Russie? Vouloir, en dépit
du Brexit, maintenir avec la Grande-
Bretagne une relation bilatérale privilé-
giée en matière de sécurité et de
défense, correspond aux souhaits affi-
chés par Paris et Londres. Mais est-ce
bien compatible avec une politique qui
peut apparaître, vue de Londres,
comme pro-russe, alors que les émo-
tions négatives seront exacerbées des
deux côtés de la Manche p ar l’inévitable
montée des tensions commerciales?

« Pour construire l’Europe de demain,
nos normes ne peuvent être sous contrôle
américain, nos ports et aéroports sous
capitaux chinois, et nos réseaux numéri-
ques sous pression r usse » , disait fort juste-
ment Emmanuel Macron dans son
récent discours à l’Ecole de guerre. Le
domaine stratégique s’est, de fait, nota-
blement élargi, mais ces trois défis sont-
ils de même nature? Pour l’Europe, la
Russie n’est-elle pas tout à la fois, plus p ro-
che géographiquement, plus agressive
dans son comportement quotidien à
notre égard, et en même temps plus fai-
ble et vulnérable que ne peuvent l’être les
Etats-Unis et la Chine?
Il convient de replacer la politique de
Paris vis-à-vis de Moscou dans le
contexte global de ce que certains com-
mencent à appeler la « doctrine
Macron ». Cette dimension « russe »
pourrait-elle être le talon d’Achille de
cette doctrine, sinon constituer même

Pourquoi ce qui a échoué
avec Donald Trump
sur le dossier iranien
réussirait-il avec
Vladimir Poutine
sur les questions
ukrainienne et syrienne?

Les incohérences de la politique


de Macron envers la Russie


Emmanuel Macron, en ouvrant la voie à un dialogue stratégique


avec Moscou, fait un grand écart entre sa volonté de rapprocher la Russie


de l’Europe et sa dénonciation systématique des tentatives russes


d’affaiblissement des démocraties européennes.


DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • Au Royaume-Uni, un ministre du
    Logement est assis sur un siège éjectable.
    Christopher Pincher, qui a décroché le
    13 février ce portefeuille, en est le dixième
    détenteur depuis 2010. Son prédécesseur
    a duré sept mois. Il est vrai que, comme le
    rappelle « The Times », depuis au moins
    vingt ans, le pays se débat dans une pro-
    fonde crise du logement. Cette crise est
    due à une pénurie de logements qui con-
    tinue d e faire f lamber les prix e mpêchant
    de nombreux Britanniques de pouvoir
    acquérir leur logement. Les gouverne-
    ments successifs ont repris l’objectif de
    Tony B lair de construire quelque
    250.000 logements par an. Or, la cons-
    truction tourne depuis dix ans autour de
    100.000. Les promoteurs ont été pointés
    du doigt pour tenter d’accumuler des ter-
    rains mais, apparemment, c’est plutôt
    leur lenteur à faire construire qui est en
    cause. De même, les collectivités locales
    font preuve d’une excessive lenteur dans
    l’approbation des p rojets. Pour le journal,
    il faudrait simplifier les règles d’aména-
    gement afin, notamment, d’empêcher les
    résidents de bloquer des projets de déve-
    loppement. Mais il y a un petit espoir.
    « Peut-être, écrit « The Times », ce gouver-
    nement sera différent. » Il s’est fixé comme
    objectif de construire un million de loge-
    ments dans les cinq ans à venir et à réfor-
    mer les législations sur l’aménagement.
    C’est un gouvernement qui a une large
    majorité parlementaire et qui est décidé à
    redonner au Royaume-Uni sa place. Or,
    la crise du logement est un facteur écono-
    mique négatif en termes de mobilité, de
    compétitivité et de productivité. « Si dans
    cinq ans la Grande-Bretagne continue de
    parler de pénurie de logement, ce gouver-
    nement aura totalement échoué. » Pas de
    quoi sourire en France où la crise touche,
    selon la Fondation Abbé Pierre, 15 mil-
    lions de personnes.
    J. H.-R.


L’éternelle crise
du logement
au Royaume-Uni

LE MEILLEUR DU
CERCLE DES ÉCHOS

Aux politiques de faire
décoller l’autopartage

L’autopa rtage en France reste un marché
de niche, malgré ses vertus. Son
développement nécessite l’engagement
massif des décideurs politiques,
écrit Quentin LestŒavel, directeur général
de Getaround en France.

VOITURES La filiè« re de l’autopartage
française a permis de remplacer
directement plus de 37.000 voitures
individuelles, montre une étude de l’Ademe.
Cette statistique est loin d’être anodine.
A elle seule, elle démontre que la croissance
de l’offre d’autopartage en France n’induit
en aucun cas une saturation supplémentaire
de l’espace public, mais bel et bien un gain
net d’espace public considérable. [...]
D’autre part, l’étude prouve que le secteur
de l’autopartage a permis de réduire
la distance parcourue en voiture par
ses usagers de près de 140 millions
de kilomètres au total sur l’année. »

ENVIRONNEMENT Sur« le plan écologique,
la nécessité de soutenir le développement
de l’offre d’autopartage sur le territoire
français apparaît comme une évidence,
à l’heure où la lutte contre la pollution,
les émissions et plus largement l’ensemble
des nuisances causées par l’automobile
en ville sont sur les lèvres de tous
les candidats aux prochaines élections
municipales. »

ESSOR Son dé« veloppement à grande
échelle ne se fera pas sans un engagement
massif des décideurs politiques locaux
et nationaux. [...] Étant en phase avec
les priorités politiques (transition
énergétique, limitation des émissions...)
et les attentes des citoyens (77 % des citadins
voudraient que leurs élus en fassent plus
pour permettre le développement
de l’autopartage), l’autopartage doit être
au cœur de la campagne pour les élections
municipales qui s’annoncent. »

a
Lire l’intégralité sur Le Cercle
lesechos.fr/idees-debats/cercle

L


a politique à l’égard de la Russie
doit être européenne et pas seule-
ment transatlantique. »
Il y a quel-
ques jours, à l a Conférence sur la sécurité
de Munich, Emmanuel Macron est
revenu sur la question qui suscite le plus
de débats entre la France et certains de
ses partenaires européens, voire des réti-
cences au sein de l’administration fran-
çaise. Le Quai d’Orsay, loyal et discipliné,
ne traîne-t-il pas un peu des pieds en
appliquant une politique en laquelle il n e
croit pas pleinement? Faut-il dénoncer
les présupposés idéologiques des « néo-
conservateurs », le manque d’imagina-
tion des bureaucrates, ou reconnaître le
réalisme de praticiens qui peinent à per-
cevoir les « cartes » dont dispose Paris
pour pousser Moscou à adopter une
politique plus conciliante à l’égard de
l’Union, et de la France en particulier?
Souligner, comme le fait le président
de la République, les limites de la politi-
que menée à l’égard de la Russie, est une
chose. Transformer l’impatience, sinon
la frustration, en espoir réaliste en est
une autre. S urtout si l’on est c ondamné à
une forme de grand écart permanent
entre l’énoncé des objectifs – rapprocher
la Russie de l’Europe – et la dénonciation
des obstacles – la recherche systémati-
que par Moscou de l’affaiblissement, p ar
tous les moyens, des régimes démocra-
tiques européens. S’il est impossible
d’agir sur les « mauvaises manières » de
la Russie, pourquoi chercher à tout prix
à renouer un dialogue positif avec elle?
Le président français surestimerait-il
sa capacité à entraîner par son charme
ses interlocuteurs, et ce de Moscou à
Washington? N’oublierait-il pas que le
plus souvent, la diplomatie personnelle
se heurte au poids et à l’inertie des
bureaucraties, que les régimes soient
démocratiques ou autoritaires? Pour-
quoi ce qui a échoué avec Donald
Trump sur le dossier iranien réussi-
rait-il avec Vladimir Poutine sur les
questions u krainienne et syrienne? Les
dirigeants américain et russe peuvent
éprouver une réelle sympathie pour
Emmanuel Macron. Cela ne modifie en
rien la poursuite de ce qu’ils perçoivent


LE REGARD
SUR LE MONDE
de Dominique
Moïsi


LE LIVRE
DU JOUR

Rithy Panh, encore et
toujours, sur les traces
du génocide khmer

LE SUJET Rith y Panh avait à peine
11 ans lorsque, comme la quasi-
totalité des Cambodgiens sous le
régime des Khmers rouges, il a été
interné dans un camp de
réhabilitation par le travail. Une
expérience qui a duré quatre ans,
jusqu’au jour où il a réussi à
s’échapper et fuir à l’étranger – en
Thaïlande, puis en France. Jamais,
depuis, il n’a cessé de revenir sur les
traces du génocide, dans lequel a
péri presque toute sa famille. Dans
« La Paix avec les morts », Rithy
Panh, avec Christophe Bataille,
retourne sur les traces de son
enfance, à la recherche de ses
morts. Aussi à la rencontre des
(sur) vivants – des victimes, des
bourreaux comme des complices –,
qui l’aident dans sa quête sans fin.
Œuvre de mémoire, alors que
l’oubli guette au fur et à mesure que
l’on s’éloigne de la période des
Khmers rouges, le livre, poignant,
est également l’o ccasion de penser
le génocide. Un ouvrage
indispensable.

LES AUTEURS R ithy Panh est
cinéaste. Il a notamment réalisé

« S21 - La Machine de mort khmère
rouge », « L’Image manquante » et,
plus récemment, « Les Tombeaux
sans noms ». Philippe Bataille est
romancier et éditeur.

LA CITATION « On devrait
beaucoup espérer du chagrin. Qu’il
soit une paix, une lente foulée. Finir
est à souhaiter. Finir serait
merveilleux. Mais c’est l’inverse : le
chagrin ne se donne pas ; il ne se
transmet pas ; il travaille en secret et
ne cesse de revenir nous mordre. »
— Marianne Bliman

La Paix avec les morts
de Rithy Panh et Philippe Bataille.
Grasset, 180 pages, 17,50 euros.

Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, à Saint-Pétersbourg, en 2018. P hoto Sergey Guneev/Sputnik/AFP

Free download pdf