Les Echos - 24.02.2020

(lily) #1

12 // IDEES & DEBATS Lundi 24 février 2020 Les Echos


art & culture


Palote « Dame blanche »


à l’Opéra-Comique


Selon son humeur, on pourra juger cet opéra-comique charmant, désuet, naïf
ou suranné. Ph oto Christophe Raynaud de Lage

Philippe Venturini

Le 16 décembre 1862 se
fêtait la millième représen-
tation de « La Dame blan-
che », créé en 1825. La pièce
reste en outre une des plus
jouée de l’Opéra-Comique,
tout juste derrière « Car-
men », « Manon » e t
« Mignon ». Fidèle à sa mis-
sion, la maison fait alors revivre un de ses
titres de gloire. Mais ce genre d’entreprise
n’interroge pas sans danger l’évolution des
goûts. Ce qui triomphait au XIXe sièc le
peut-il conquérir le public du XXIe? Pas sûr.
Inspiré de textes de Walter Scott, comme
l’époque en raffolait alors, le livret d’Eugène
Scribe réunit des montagnards écossais
autour d’un château hanté que croise un
officier démobilisé au passé inconnu. En
plus d’un fantôme, celui de la Dame blan-
che, d’un ancien intendant (Gaveston) qui
veut s’approprier ledit château, il y aura bien
sûr une histoire d’amour, entre le militaire,
Georges, et Anna, une orpheline. Selon son
humeur, son intérêt pour le genre, sa com-
préhension des codes qui régissent ce réper-
toire, on pourra juger cet opéra-comique
(avec des dialogues parlés, donc) charmant,
désuet, naïf, suranné ou tarte.
Pauline Bureau a choisi le premier degré
ce qui semble la voie la plus raisonnable. Le
spectateur a donc son compte de tartans, de
rouquins, de paysages vallonnés et un châ-
teau. Les décors ne cachent pas leur nature
artificielle et les lumières ne cherchent pas

à les embellir : le kitsch n’est
jamais loin et on regrette
une utilisation trop timide
de la vidéo. Tel quel, le spec-
tacle manque d’esprit et de
malice pour soutenir une
histoire cousue de fil blanc.

L’éner gie
de Julien Leroy
Heureusement, le jeune
chef Julien Leroy n’économise pas son
énergie à défendre une partition qui
compte quelques numéros réussis, les
ensembles notamment, à la vitalité souvent
digne de Rossini. Le chœur Les Eléments
excelle à nouveau et l’Orchestre national
d’Ile-de-France fait valoir de beaux solos.
Bilan plus contrasté parmi les solistes. Le
ténor Philippe Talbot, dont on loue tou-
jours la diction et la ligne de chant, se
bagarre parfois avec un Georges qui aime
s’élancer dans des aigus périlleux. Aude
Extrémo prête au rôle de Marguerite, la
gouvernante qui garde le château, son
étrange voix grave qui lui donne des allures
spectrales.
Mais le fantôme, c’est bien Anna dégui-
sée, interprétée avec délicatesse par la
soprano Elsa Benoît. On note également le
joli couple d’Ecossais que jouent Sophie
Marin-Degor et Yann Beuron au français
toujours exemplaire et le méchant Gaves-
ton de Jérôme Boutillier. Mais il faut une
bonne dose de bienveillance pour se laisser
captiver par cette histoire à dormir
debout.n

OPÉRA
La Dame blanche
de François-Adrien
Boieldieu
Direction musicale
Julien Leroy
Mise en scène
Pauline Bureau
Salle Favart du 20 février
au 1er mars. 01 70 23 01 31

Le charme discret de « La Carpe


et le Lapin »


Philippe Chevilley
@pchevilley

Qui est la carpe, qui est le
lapin? Le lapin, il en porte
même les oreilles dans la
première scène, c’est Vin-
cent Dedienne. Catherine
Frot, sa partenaire, ne saurait être un vul-
gaire poisson d’eau d ouce. Dans le spectacle
imaginé par les deux comédiens, elle sera
donc la reine et le Vincent-lapin son bouf-
fon. Ce fil rouge sera suivi avec plus ou
moins de bonheur durant 1 h 30 d’un
two(wo)-men-show volontiers décousu à
l’affiche du théâtre de la Porte Saint-Martin.
Un genre d’Objet Théâtral Non Identifié, qui
n’est pas sans évoquer le fantasque pat-
chwork textuel interprété par Edouard Baer
au théâtre Antoine. Simple cousinage... car
ici, le collage est davantage hétéroclite et
débridé, sans autre but que de jouer au
« cadavre exquis»... S urtout, ils sont deux en
scène, d’un tempérament et d’un humour
très différents, mais compatibles. La carpe
et le lapin ont en commun l’espièglerie, la
malice et une présence magnétique.

De Palmade à Beckett
Il faut savoir commencer et finir un specta-
cle. Les deux acolytes y arrivent parfaite-
ment. Le « non-prologue » plein de fantaisie
de Vincent Dedienne fait mouche, de même

que la « chanson finale »
moquant leurs goûts diver-
gents. Entre les deux, la
prestation est en dents de
scie, alternant des moments
forts – telles ces citations de
« L’Alcool » de Duras
(Dedienne) ou du « Poème à
mon frère blanc » (Frot) – et des tunnels, au
gré de liaisons et de transitions flottantes.
L’écart est difficile à combler entre « Le Dîner
de con », un sketch de Pierre Palmade et des
bons mots de Beckett. L’intermède dansé
façon Pina Bausch fait son petit effet, quand
l’interprétation parodique de chansons du
répertoire (du « Trou de mon quai » de
Danem à « Téléphone-moi » de Nicole
Croisille) manque un peu de tranchant.
Dans un beau décor de palais en ruine,
exploitant l’architecture impressionnante
du cadre de scène, le duo parvient à installer
une atmosphère gentiment poétique, en
surfant sur un tapis roulant, en maniant des
étoffes brillantes ou en fabriquant une mys-
térieuse neige dorée. Le « regard » bien-
veillant du comédien-français Serge Bag-
dassarian sur la mise en scène contribue à
l’élégance de l’ensemble. Malgré ses hauts e t
ses bas, ses moments de torpeur et ses
arythmies, le spectacle distille un charme
discret. Difficile de résister aux aimables
sourires de la Carpe royale Frot et du Bouf-
fon-Lapin Dedienne.n

SPECTACLE
La Carpe et le Lapin
de Catherine Frot
et Vincent Dedienne
A Paris, Théâtre
de la Porte Saint-Martin
01 42 08 00 32

LE POINT
DE VUE


de Patrick Artus


Ce qui ne va pas


en France


S


upposons qu’un économiste
venu de Mars, sans a ucune
connaissance a priori, examine
la situation économique de la France et
des autres pays de l’OCDE. Il verrait rapi-
dement que la France est caractérisée,
relativement aux autres pays de l’OCDE,
par des inégalités plus faibles et stables,
par un taux de pauvreté aussi plus faible
et stable, par des dépenses de protection
sociale (santé, famille, retraites, loge-
ment) plus élevées, par une indemnisa-
tion du chômage plus généreuse, par un
salaire minimum plus élevé par rapport
au salaire médian, par un âge de départ à
la retraite moins tardif. Il verrait aussi
qu’en France les salaires réels ont aug-
menté plus vite que la productivité, ce
qui est l’inverse d e ce qui s e passe dans l es
autres pays de l’OCDE. Cet économiste
venu de Mars conclurait donc qu’une
tension politique et sociale forte va appa-
raître dans les pays inégalitaires où la
protection sociale est faible et où les
salaires ont été comprimés, par exemple
les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Espa-
gne, le Japon... mais pas en France. Or,
c’est en France que cette tension écono-
mique et sociale forte est apparue. Com-
ment l’expliquer? Il y a probablement
trois explications.
La première tient aux inégalités terri-
toriales. On le sait, en dehors des gran-
des métropoles, de nombreux territoi-
res ont perdu leurs services publics,
sont devenus des déserts médicaux (il
manque des médecins en France dans
une commune sur trois et 37 % des
Français n’ont pas un accès normal à un
médecin), sont mal desservis par les
transports publics. Les habitants de ces
territoires ont donc légitimement un
sentiment d’exclusion, d’abandon.
La seconde explication est la fai-
blesse de la mobilité sociale. En France,
seuls 8 % des cadres ont un père
employé ou ouvrier non qualifié ; la
probabilité d’être cadre est douze fois
plus élevée pour un fils de père cadre


des loyers dans le revenu des ménages a
augmenté d’un tiers en vingt ans ; les
prix de l’immobilier en vingt ans ont
augmenté de près de 50 % par rapport
au salaire par tête. Le prélèvement total
sur le revenu des ménages lié au loge-
ment, que les ménages louent ou soient
propriétaires, a augmenté de 38 % en
vingt ans. De plus, le marché de l’immo-
bilier est non seulement élevé mais peu
liquide en France : il est difficile de ven-
dre, de bouger pour trouver un nouvel
emploi. On peut donc raisonnablement
penser que la tension sociale en France,
même si la protection sociale est forte,
les inégalités assez f aibles, les salaires e n
hausse plus rapide que la productivité,
vient de ces trois facteurs : les inégalités
territoriales, la faiblesse de la mobilité
sociale, le coût excessif du logement.
Comment corriger ces évolutions
défavorables? Probablement en réins-
tallant intelligemment les services
publics dans les petites villes, ce que le
gouvernement envisage aujourd’hui de
faire ; en menant une politique de déve-
loppement des industries du futur
(énergies renouvelables, voitures
électriques et autonomes...) en cons-
truisant davantage pour stabiliser les
prix de l’immobilier ; en arrêtant
d’étaler les villes et en densifiant les
constructions dans le centre des villes.
Le cas de la France est intéressant et
important : il montre que dépenser
beaucoup d’argent public en protection
sociale, en retraites, en emplois publics
ne suffit pas à éviter une crise
« sociale », si certaines populations
(zones rurales, petites villes) sont
oubliées, si les enfants ne peuvent pas
avoir de meilleurs e mplois que
leurs parents, si la bulle immobilière
continue d’enfler.

Pa trick Artus est chef économiste,
membre du comité exécutif
de Natixis et membre du Cercle
des économistes.

que pour un fils de père ouvrier ou
employé qualifié (huit fois plus faible
pour une fille de mère cadre). Pourquoi
la mobilité sociale est-elle si faible?
D’une part, le système éducatif ne joue
plus son rôle de promotion sociale. La
dernière enquête Pisa de l’OCDE montre
que l’écart de score Pisa (mesurant la
capacité des élèves en mathématiques,
français, informatique) entre les enfants
de parents ayant une éducation supé-
rieure et ceux de parents ayant un niveau
d’éducation faible est plus élevé que dans
la moyenne des pays de l’OCDE : le sys-
tème éducatif renforce les inégalités
sociales au lieu de les réduire.

D’autre part, comme dans les autres
pays de l’OCDE, il y a en France dispari-
tion des emplois intermédiaires, surtout
en raison des destructions d’emplois
dans l’industrie (l’emploi dans l’indus-
trie manufacturière a baissé en France
de 25 % en vingt ans) et dans les services
liés à l’industrie. Le marché du travail se
polarise entre des emplois qualifiés et
bien payés (nouvelles technologies,
finance, management...) et des emplois
peu qualifiés et mal payés (services à la
personne, loisirs, restauration, trans-
ports, sécurité...). La disparition des
emplois intermédiaires rend très diffi-
cile pour les enfants d’ouvriers et
d’employés d’obtenir un emploi meilleur
que celui de leurs parents.
Enfin, la troisième explication de la
forte tension sociale en France est la
hausse du coût du logement. Le poids

La disparition des
emplois intermédiaires
rend très difficile pour
les enfants d’ouvriers
et d’employés d’obtenir
un emploi meilleur que
celui de leurs parents.

LE POINT
DE VUE


de Nicolas Chagny


N


ous accumulons sur Internet,
volontairement ou non, quan-
tité d’informations : date de
naissance, nom, pseudonymes mais
aussi notre lieu de résidence, nos goûts
cinématographiques, notre CV, notre
dernier lieu de vacances... Des données
induites découlent de ces données
renseignées avec un consentement
souvent basé sur une asymétrie de
l’information. Nos données personnel-
les sont devenues le socle d’un modèle
économique de l’ère n umérique : la pro-
messe d’une audience à la fois qualita-
tive et quantitative est alléchante,
notamment pour les annonceurs.
Certaines entreprises du numérique
ont p u violer les droits des citoyens, favo-
risant la mise en place d’une sur-
veillance électronique généralisée de la
population, un traçage et un fichage à
but commercial mais parfois aussi poli-
tique. En Chine, l’Etat soumet les
citoyens à un système de crédit social
qui recense et classe désormais des
dizaines de millions d’individus grâce à
plus de 170 millions de caméras. Depuis
le 25 mai 2018, le Règlement général sur
la protection des données (RGPD)
s’applique dans les vingt-sept Etats de
l’Union européenne. Un progrès impor-
tant quand on sait que les Français sont
inquiets : 70 % d’entre eux pensent que
la confidentialité de leurs données per-
sonnelles n’est pas correctement assu-


démarche, mais un problème éthique
nous saute aux yeux. D’autres sociétés
prospèrent avec l’idée de devoir payer
pour garantir la protection de nos don-
nées. Dans les deux cas, cela expose les
citoyens les p lus p auvres à une moindre
intimité : dans un cas, elles n’auraient
pas les moyens de protéger leurs don-
nées personnelles ; dans l’autre, elle les
met massivement à disposition pour
espérer u n gain f inancier hypothétique.
On ne dispose pas de son corps
comme d’un objet inanimé, en droit
français. Le droit français protège la
dignité humaine e t prohibe ainsi la vente
d’organes, évitant que la misère ne
pousse des personnes très vulnérables à
se mutiler. La Cour de cassation rappelle
régulièrement l’« indisponibilité du
corps humain », et la loi p unit de sept ans
d’emprisonnement et de 100.000 euros
d’amende la vente d’organes. On peut
postuler qu’il n’existe pas plus de patri-
monialité de nos données personnelles
qu’il n’en existe de notre corps, car les
conséquences de ces cessions sont trop
lourdes et propices à creuser d’autant les
inégalités. Comme pour les organes,
préserver de la vente ses données
personnelles garantit la préservation de
son intégrité quels que soient son
patrimoine et son niveau de revenu.

Nicolas Chagny est président
de l’ONG Internet Society France.

Vendre ses données


personnelles revient


à vendre ses organes


rée sur Internet ; 47 % des Français con-
sidèrent même que les Gafam ont plus
de pouvoir que les Etats. Des voix s’élè-
vent contre ce modèle qui réalise des
profits à partir de nos données person-
nelles. Certains revendiquent un droit
de propriété de nos données personnel-
les qui permettrait de choisir entre les
vendre ou les conserver. Ce droit n’existe
pas en France! Le RGPD et la loi pour
une République numérique sont clairs :
les données personnelles procèdent
d’un droit de personnalité attaché à
l’individu.

L’exploitation de nos données doit
être révocable. Les récents scandales
Cambridge Analytica et FaceApp ont
montré la difficulté à garantir c ette révo-
cation pleine et entière.
La start-up française Tadata promet
des royalties à des jeunes en échange de
leurs données et fait exactement la
même chose que certains E tats ou gran-
des entreprises du numérique. C’est à la
CNIL d’évaluer la conformité de cette

Comme pour
les organes, préserver
de la vente ses données
personnelles garantit
la préservation
de son intégrité.
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