Les Echos - 24.02.2020

(lily) #1

Les Echos Lundi 24 février 2020 IDEES & DEBATS// 13


sciences


NEUROSCIENCES// Que se cache-t-il derrière l’éclair de génie qui frappe la plupart des grands
savants? Les scientifiques tentent de traduire la grammaire de notre petite voix intérieure.

L’ intu ition, une intelligence supérieure?


Paul Molga
@paulmolga

C


omment s’explique l’éclair de
génie? Serions-nous dotés d’une
intelligence rapide empruntant
d’autres circuits que ceux impliqués dans la
réflexion? De plus en plus de chercheurs
suggèrent que cette idée a bien un fonde-
ment scientifique et les expériences se mul-
tiplient pour en révéler l’existence. A l’Ecole
de psychologie de l’université australienne
de Nouvelle-Galles du Sud, Joel Pearson a
mené une curieuse expérience qui en
apporterait selon lui la preuve. Il a projeté à
plusieurs dizaines de ses étudiants une tem-
pête de neige sous forme de pixels informa-
tiques à l’écran, entrecoupée de flash furtifs
d’images « émotionnelles », soit positives
(des chiots mignons, de belles fleurs), soit
négatives (un serpent, une arme à feu...).
La plupart de ces points se déplaçaient de
façon chaotique, dans des directions aléa-
toires, mais chaque image comprenait quel-
ques éléments se déplaçant délibérément
vers la gauche ou la droite. « Un tout petit
signal au milieu d’un grand bruit » , décrit le
chercheur. Les participants devaient dire
quelle était leur direction. Pour une bonne
réponse associée à un mouvement vers la
droite, les chercheurs activaient une image
émotionnelle négative et inversement pour
une réponse à gauche. Au fil des exercices,
les sujets ont inconsciemment repris cette
association pour l’utiliser comme un élé-
ment de données supplémentaire pour
identifier la direction des points en mouve-
ment. « Peu à peu, nos étudiants ont rapporté
des résultats plus précis avec plus de
confiance. Cela suggère qu’ils utilisaient des
informations émotionnelles inconscientes
pour les aider à prendre une décision » , expli-
que Joel Pearson, qui a publié ses résultats
dans « Psychological Science ».

Faculté de prémonition
Il n’est pas le premier à se pencher sur la
question. A la fin des années 1990, une expé-
rience conduite par le neurologue améri-
cain Antonio Damasio et son confrère
Antoine Bechara, avait secoué le petit
monde de la psychologie expérimentale en
suggérant que notre cerveau est doté d’une
faculté de prémonition. Publiés dans la très
sérieuse revue américaine « Science », ces
travaux avaient consisté à observer l’atti-
tude du système nerveux dans un processus
décisionnaire délicat. Il avait utilisé pour
cela quatre jeux de cartes faisant gagner ou
perdre des sommes d’argent significatives.
Les joueurs étaient équipés d’un système
d’électrodes mesurant leur niveau de ten-
sion en fonction de la moiteur de la peau. Ce
qu’ont découvert les chercheurs est stupé-
fiant : quand les sujets étaient sur le point de
retourner une carte perdante, l’appareil
montrait que leur système nerveux s’affo-
lait, comme s’il adressait un signal d’alarme
au cerveau. « Nos résultats montrent que
l’inconscient dirige le comportement avant
que la connaissance consciente ne le fasse » ,
en avait déduit le chercheur.
Comment fonctionne cette i ntuition? Un
début de réponse a été apporté par le Riken
Brain Science Institute à Tokyo. En 2016, ses
chercheurs ont placé des joueurs profes-
sionnels de shogi sous IRM pour mesurer
leur activité cérébrale quand ils disputent
une partie de ces échecs japonais. Pour
identifier les zones de leur cerveau qui sont
activées, ils ont demandé à leurs sujets de
formuler le meilleur prochain coup à jouer :
d’abord intuitivement, en une fraction de
seconde, puis en mode analytique réfléchi.
L’imagerie a décelé que deux régions parti-
culières du cerveau sont activées : le précu-
neus, une petite zone du lobe pariétal impli-
quée dans la perception visio-spatiale de la
disposition des pièces du jeu, et le noyau
caudé, une structure intervenant dans les
procédures motrices et stratégiques.
Comme dans l’expérience de Damasio, les
chercheurs ont noté que c’est le subcons-
cient qui était entré en action : les joueurs

experts savaient reconnaître rapidement
certaines configurations déjà vues qui
avaient été stockées dans leur mémoire.
Mais qu’e n est-il quand notre cerveau ne
contient pas de données passées? D’autres
chercheurs ont montré que la capacité à
trouver une solution à un problème com-
plexe est intimement liée à la région tempo-
rale supérieure droite du cerveau qu’ils sus-
pectent d e relier d es informations
cérébrales dispersées et sans lien formel.

Deux types d’intuition
Un expert utiliserait donc en routine ces res-
sources cognitives pour renforcer sa puis-
sance d’analyse et résoudre des problèmes
difficiles. Partant de cette hypothèse, ils dis-
tinguent deux t ypes d’intuition : la première
est rationnelle et relève donc d’une cons-
truction logique inconsciente de notre
esprit, mais la seconde s’apparenterait à une
faculté paranormale échappant à toute logi-
que. C’est la conviction du professeur Dick
Bierman, qui dirige le département de psy-
chologie de l’université d’Amsterdam. « Nos
expériences démontrent que notre esprit est
capable d’anticiper, de faire un petit saut dans
le futur, pour nous prévenir d’un danger » ,
explique-t-il. L’une d’elles a été conduite sur
des centaines de sujets pendant dix ans. Des
volontaires, électrodes branchées au bout
des doigts pour scruter leur réponse émo-
tionnelle, devaient regarder des images
sélectionnées au hasard par un ordinateur,
dont certaines d’une extrême violence. La
réponse p hysiologique de la majorité d’entre
eux, mesurée quelques fractions de secon-
des avant leur projection, ne laisse aucun
doute : nous sommes bien doués d’une

Vue holographique de neurones interconnectés recevant des impulsions électriques. Pho to Getty Images

Trois cerveaux
en un

l Le cerveau primitif
Il agit très rapidement
pour répondre
à nos besoins
fondamentaux :
manger, dormir,
s’abriter... Il contrôle
les automatismes
vitaux et les réflexes
essentiels à la survie :
instinct de
conservation,
régulation de la
fréquence cardiaque,
réflexe de fuite...
Il n’a accès qu’à une
mémoire à court
terme, est donc
insensible à
l’expérience.
l Le cerveau
limbique C’est le
siège des émotions et
de la mémoire, sollicité
dans l’adaptation à
notre environnement
social. Les réactions
de ce système sont
imperméables à toute
logique. Il abrite des
éléments régulateurs
dont le thalamus (qui
trie les informations
reçues), les amygdales
(centre de la peur) ou
les noyaux accumbens
(centre du plaisir).
l Le néocortex C’est
le siège de la pensée
et du traitement de
l’information. Il contrôle
nos 5 sens.
Chez l’homme,
le développement
considérable
des régions orbito-
frontales permet
de recombiner les
éléments mémorisés
pour créer des
structures synaptiques
nouvelles. Il est
capable de conscience,
de capacité
symbolique, de
langage et de pensée
abstraite. Il gère
les autres cerveaux.

capacité prémonitoire. « Neuf de nos déci-
sions sur dix sont prises sur une base intui-
tive » , évalue le psychologue américain Gary
Klein, un pionnier de l’étude des mécanis-
mes de prise de décision. Interrogés sur les
facteurs clés de leur succès par le magazine
« Science », 82 sur 93 prix Nobel ont indiqué
spontanément l’intuition.

A l’image du physicien britannique Peter
Higgs, récompensé du Nobel de physique
en 2013 pour l’éclair de génie qui l’ a amené à
postuler, cinquante ans plus tôt, l’existence
d’une particule élémentaire – le boson de
Higgs ou particule de dieu – expliquant la
masse de toute chose dans l’univers. « Oh,
merde, je s ais c omment faire! » avait-il e xulté
devant son collègue François Englert, co-
lauréat. Depuis, sa traque avait mobilisé pas
moins de 10.000 scientifiques issus de
574 instituts et universités autour d ’un accé-
lérateur de particules d’une puissance
considérable. En 2012, l a preuve d e son exis-
tence a permis ni plus ni moins de valider le
modèle standard, selon lequel tous les phé-
nomènes qui nous entourent sont l’œuvre
de quatre piliers fondamentaux : la gravité,
la force électromagnétique, et les interac-
tions faibles et fortes.n

Le physicien Peter Higgs,
prix Nobel 2013, avait
postulé, cinquante ans
avant sa découverte
expérimentale, l’existence
d’une particule, le boson.

o


LA PUBLICATION


Le twerk des abeilles


L


e tw erk (mot-valise formé de twist
et jerk) est une danse osée et provocante
consistant à faire bouger son derrière
en s’accroupissant. Sensuelle chez les humains,
elle est « sensée » et même éminemment
sensée chez les abeilles, qui font vibrer leur
abdomen pour s’échanger des informations.
Des scientifiques du Minnesota ont analysé
cette danse dans « PLOS One ». La lecture
de leur étude montre à quel point le mode
de communication de ces hyménoptères
est sophistiqué.Ainsi, par ses rotations répétées,
l’abeille dansante indique l’angle, par rapport
au Soleil, dans lequel ses congénères doivent
partir pour trouver une source de pollen
ou de nectar (si 0° est la direction du Soleil,
180° la direction opposée, l’indication « 270°»,
par exemple, les fera partir à gauche).
Une fois la direction posée, reste à déterminer
la distance. L’abeille la communique
à ses sœurs (chez les abeilles, seules les femelles
dansent, les mâles ne servent qu’à procréer)
en faisant varier la durée de la vibration
de son corps : une seconde équivaut
à 750 mètres, ont mesuré les auteurs de l’étude.
Dernière information fournie par la danse :
l’intérêt de l’expédition. Plus la source
de nourriture est abondante, plus l’abeille
va répéter la danse et effectuer des rotations
rapides. Merveilleuses abeilles!
Yann Verdo


A


lors que s’annonce la loi de programmation
pluriannuelle de la recherche (LPPR), loin
de moi l’idée de me lancer dans un discours
politique ou des analyses économiques. Devoir
de réserve oblige, je suis fonctionnaire et, étant
paléoanthropologue, il serait usurpé de me
proclamer expert au sujet de la gestion de l’Etat.
Mais, scientifique, je suis compétent pour analyser
des données et émettre des hypothèses.
Concernant la LPPR, je n’ai pas lu le texte puisque
la communication demeure superficielle sur le
« projet » et n’aborde pas les moyens pour atteindre
des objectifs, d’ailleurs non encore déclarés. Est-ce
qu’il s’agira d’améliorer la visibilité de la science
française, nos conditions de travail ou d’espérer
faire « mieux » en dépensant moins? Le suspense
demeure. Des rapports ont été écrits, ils contiennent
du bon et du moins bon, mais ils ne sont pas la loi.
Alors venons-en aux faits. Malgré des salaires bas,
la France attire les chercheurs étrangers. Une des
raisons est que la situation de l’emploi scientifique
est pis ailleurs. Une autre est que le modèle français
plaît. Alors pourquoi le changer? Il est démontré
que le financement sur projet n’est pas corrélé avec
l’impact de la recherche. La course au classement
de Shanghai est une autre aberration : si toutes
les institutions françaises étaient réunies en
une seule entité, nous serions mieux classés mais
n’aurions pas produit plus! Ainsi, si le constat d’un
tassement de la production et du classement de
la France dans divers indicateurs est réel, comment
ne pas corréler cela avec les deux événements
marquants des dernières décennies : la création
de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et
du crédit d’impôt recherche (CIR)? Ne serait-il pas
temps d’évaluer leurs réelles conséquences
sur l’activité scientifique? Une certitude, nous
ne battrons jamais les Etats-Unis en volume de
production. Mais je suis convaincu qu’e n finançant
mieux la recherche, en redéfinissant le cadre de
nos métiers (nous avons besoin d’administratifs
et d’ingénieurs), en maintenant une recherche
diversifiée, ce qui est la grande spécificité française,
nous pourrons rendre à notre recherche son rôle
moteur pour le développement des connaissances
et de l’économie de notre pays.


Antoine Balzeau est paléoanthropologue
au Muséum national d’histoire naturelle.


LA
CHRONIQUE
d’ Antoine Balzeau


Make french


research great again


Libérer sa créativité


Utiliser son intuition dans le monde très rationnel de l’entreprise?
Plus de 50 % des managers le font déjà. Les neurosciences les y
encouragent : selon les scientifiques, l’intuition joue un rôle significatif
dans la création de valeur, car en se détachant du contrôle intellectuel,
elle libère la créativité et accède à des éléments enregistrés dans le
cerveau sans passer par le filtre de la pensée. « Nos cinq sens construi-
sent la réalité qui nous entoure, le sixième puise dans notre subconscient
pour faire surgir spontanément les 90 % d’informations fulgurantes
qu’on engrange sans qu’elles passent par la conscience » , explique
en substance l’auteure et blogueuse Isabelle Fontaine (« Développer
votre intuition pour prendre de meilleures décisions »). Mais
attention : pas question que les émotions interfèrent, au risque sinon
de couper le fil, prévient le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman.
Avoir peur du risque, du changement ou du jugement de l’autre,
entrave, par exemple, sérieusement notre capacité intuitive. Etre
plus proche de ses collaborateurs, les écouter, se laisser traverser
par la bienveillance et l’empathie, libère au contraire le chemin.
Une voix vers un management en fait... plus humain.
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