Les Echos - 24.02.2020

(lily) #1
JUSTICE// Du 24 février au 11 mars, François Fillon
sera jugé aux côtés de son épouse, Penelope, et de
son ancien suppléant, Marc Joulaud, pour,
notamment, détournement de fonds publics.
L’audience pourrait cependant ne s’ouvrir
que mercredi, à cause de la grève des avocats.

De la primaire au


prétoire : la folle


affaire Fillon


Va lérie de Senneville
@VdeSenneville


F


rançois Fillon a annulé brusque-
ment sa venue au Salon de l’agricul-
ture. Pour un candidat à l’élection
présidentielle, c’est pourtant un passage
obligé. Mais ce matin du 1er m ars 2017, celui
qui a été désigné haut la main à la primaire
LR t rois mois p lus tôt retarde encore un peu
le moment d’affronter la meute. A midi, il
tiendra une conférence à son Q G de campa-
gne. Il va d evoir le dire : les juges viennent de
le convoquer pour sa mise en examen, six
semaines avant le premier tour.
Le 2 5 janvier 2017, « Le Canard
enchaîné » a révélé que Penelope Fillon
avait été employée comme assistante parle-
mentaire de son mari et à la « Revue des
Deux Mondes », mettant en doute la réalité
du travail accompli. Le jour même, le Par-
quet national financier (PNF) se saisissait
du dossier dans le cadre d’une enquête pré-
liminaire et, le 24 février 2017, les juges
d’instruction étaient saisis. Une première
pour un candidat à la présidentielle.
L’affaire était a lors lancée au rythme e ffréné
d’un cheval qui s’emballe, incontrôlable,
arrachant tout sur son passage. Elle finira
par éjecter son cavalier : le 23 avril 2017,
François Fillon sera éliminé au premier
tour de l’élection présidentielle.
Trois ans plus tard, le voilà devant les
juges. « Je vais pour la première fois, devant
des juges impartiaux, pouvoir me défendre »
,
a souligné François Fillon lors de son inter-
vention télévisée, le 30 janvier dernier. La
présidente de l’audience, Nathalie Gava-
rino, « souhaite des débats sereins » , assure-
t-on dans les couloirs du tribunal. Mais le
procès s’annonce retentissant. A la hauteur
de l’incroyable chute du candidat de la
droite qui avait axé sa campagne sur la pro-
bité et l’intégrité.


Plus de 1 million d’euros détournés,
selon les juges d’instruction

A partir de ce lundi 24 février, François
Fillon, son épouse, Penelope, et son ancien
suppléant à l’Assemblée Nationale, Marc
Joulaud, comparaissent devant le tribunal
correctionnel de Paris pour « détourne-
ment de fonds publics », entre 1998 et 2013,
« complicité et recel » de ce délit, « compli-
cité et recel d’abus de biens sociaux ». Mais
aussi de « manquement aux obligations
déclaratives de la Haute Autorité pour la
transparence de la vie publique (HATVP) ».
L’ancien candidat LR à l’élection présiden-
tielle encourt jusqu’à dix ans de prison et
150.000 euros d’amende pour détourne-
ment de fonds publics ainsi que cinq ans et
375.000 euros d’amende pour complicité
d’abus de biens s ociaux, auxquels s’ajoutent
des peines d’inéligibilité. L’Assemblée
nationale s’est constituée partie civile,
« pour demander le remboursement des
sommes versées au titre de rémunérations, si
jamais la juridiction considère que l’emploi
est fictif »
, selon son avocat, Yves Claisse.
Des explications, il en faudra. Les juges
d’instruction Serge Tournaire, Aude Buresi
et Stéphanie Tacheau, qui ont mené
l’enquête pendant plus de deux ans, ne sont
pas tendres d ans l eur ordonnance de renvoi
avec le couple Fillon. Le document de
151 pages détaille un système qui aurait
abouti, suivant leurs calculs, à un détourne-
ment de fonds de plus de 1 million d’euros
sur plusieurs années. Les juges d’instruc-
tion ont acquis la conviction que Penelope
Fillon, 64 ans, a occupé des emplois « fic-
tifs »
ou « surévalués » d’assistante parle-
mentaire auprès de son mari député et de
son suppléant dans la Sarthe.
Pour mieux démontrer ce qui, selon eux,
est un mode de fonctionnement pour le cou-
ple, les enquêteurs vont remonter jusqu’en
1981 (même si les faits à cette époque sont
prescrits), au moment de la première élec-
tion de François Fillon. Un an avant, le futur
jeune député a épousé Penelope Clarke. En
novembre 1981, on voit pour la première fois
la jeune femme apparaître comme « collabo-
rateur occasionnel »
de son mari : « en novem-
bre 1981, pour une rémunération forfaitaire de
30 .000 francs sur le thème l’aménagement du
bocage sabolien ; en mars 1982, pour une
rémunération forfaitaire de 30.000 francs sur
le thème “organisation du secrétariat” »
, com-
mencent à détailler les juges, qui notent que
« les salaires de Penelope Fillon étaient fixés en
fonction des sommes disponibles [reliquat,


NDLR] dans le crédit collaborateur et pas du
nombre d’heures de travail consacrées à la
“mission ponctuelle” ». Par la suite, François
Fillon salarie son épouse comme collabora-
trice parlementaire permanente. Elle
deviendra, se défend-il, sa « première et plus
importante collaboratrice » dans la Sarthe. Et
pourtant, ces premiers travaux parlementai-
res, ni François ni Penelope Fillon ne s’en sont
souvenus avant que les inspecteurs ne tom-
bent sur cette pochette rouge marquée « bul-
letins de salaires Penny », soigneusement
conservés au manoir de Beaucé, la résidence
sarthoise du couple.

Prestations orales
Cruels, les juges passent ensuite au crible
les salaires des collaborateurs successifs de
François Fillon et en comparent les taux
horaires avec ceux de son épouse. Le résul-
tat laisse apparaître d es é carts pouvant aller
de 8 euros de l’heure pour une attachée de
presse ou 6 euros de l’heure pour la secré-
taire particulière historique de François
Fillon contre 19 euros pour Penelope Fillon,
qui, « malgré cinq grossesses entre 198 2
et 2001, ne prenait aucun congé maternité » ,
remarquent les juges. « Comme beaucoup
de personnes qui assument des responsabili-
tés, elle n’a p as pris de c ongés au-delà des q uel-
ques jours suivant l’accouchement » , justifie
François Fillon devant eux.

Le 7 mai 2002, François Fillon devient
ministre des Affaires sociales du premier
gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, lais-
sant la Sarthe à son suppléant, Marc Joulaud.
Penelope Fillon devient alors la collabora-
trice de celui-ci jusqu’en 2007, et son travail a
« moins de consistance encore » qu’auprès de
François Fillon, écrivent les magistrats. Son
salaire va pourtant doubler, passant de
3.163 euros lorsqu’elle était collaboratrice de
François Fillon à 6.200 euros mensuels bruts
auprès de Marc Joulaud. Interrogé par les
juges, il reconnaîtra « ignorer que sa rémuné-
ration augmentait ». « J’ai simplement avalisé
la proposition qui m’a été faite », admet-il.
Un salaire mais pour quel travail? Aux
juges, François Fillon va expliquer que
l’essentiel de son apport résidait « dans sa con-
naissance des personnes et du terrain » que lui-
même n’avait pas, par manque de temps et en
raison de son caractère, « n’ayant jamais été
très patient pour écouter les sollicitations des
unes et des autres ». Et « comme il s’agissait de
prestations purement orales et intellectuelles, il
n’en existait aucune trace ». Les Sarthois ont
dû alors être nombreux à avoir vu Penelope
Fillon... Las, pendant les deux ans d’instruc-
tion, les ombres vont se succéder dans le
bureau des juges, assombrissant toujours
plus le ciel judiciaire du couple.
De l’ex des RG aux journalistes locaux en
passant par d’anciens collaborateurs et des

préfets en poste à l’époque, les enquêteurs
lancés sur la piste des emplois de Penelope
Fillon interrogent. Mais rares sont ceux qui
disent avoir eu connaissance de son rôle
d’assistante parlementaire. A peine les Sar-
thois se souviennent-ils de sa discrète pré-
sence aux côtés de François Fillon. Pourtant,
à leur domicile privé de Beaucé, tout admi-
nistré pouvait être reçu par elle. Là, celle qui
ne disposait d’aucun bureau ni de carte
d’entrée à l’Assemblée nationale recevait,
écoutait, triait l e courrier pour son d éputé de
mari, explique le couple. Mais il n’existe
aucun registre. « La question n’est pas celle
du nombre de personnes informées du statut
de c ollaboratrice d e Penelope Fillon, mais si les
personnes qui l’ignoraient avaient des raisons
sérieuses de le savoir » , tempère son avocat.
« C’est invraisemblable » , rétorquent les
juges, pour q ui l es tâches de Penelope Fillon
« ne participaient e n rien d’une activité de col-
laborateur parlementaire salarié mais bien
plutôt du rôle social joué de manière assez
traditionnelle par les conjoints d’hommes ou
de femmes politiques ». Penelope Fillon elle-
même semble avoir accrédité cette thèse
dans une interview au « Sunday Tele-
graph » en mai 2007 alors que son époux
venait d’être nommé à Matignon : « Je n’ai
jamais été s on assistante ou quoi q ue ce soit d e
ce genre-là » , affirme-t-elle à la journaliste.
« Elle a toujours eu le souci de ne pas laisser
croire qu’elle jouait un rôle politique » ,
défend Pierre Cornut-Gentille.
Les juges ne vont pas être davantage con-
vaincus par les nombreuses pièces versées
par la défense afin d’attester de la réalité du
travail : des documents « destinés à faire
masse, pour c onvaincre de la réalité du travail
de collaboratrice parlementaire de Penelope
Fillon » , qui ne « démontrent rien » ou « con-
firment l’abus de langage consistant à quali-
fier de travail de collaborateur parlementaire
la plus anodine de ses activités » , assènent les
juges d’instruction dans leur ordonnance.
De quoi faire hurler la défense : « C’est
beaucoup p lus facile de balayer d’un revers d e
main les 70 0 pages de documents fournis par
M. et Mme Fill on que de les analyser » , tem-
pête Antonin Lévy, l’avocat de François
Fillon. Quant aux témoins interrogés, ils ne
seraient pas pertinents. Quoi qu’il en soit,
l’avocat n’en démord pas, les poursuites
contre François Fillon portent atteinte à la
séparation des pouvoirs : « Ce n’est pas au
juge de déterminer les contours et le fond du
travail d’un collaborateur, ce n’est pas à eux
de se prononcer sur la qualité du travail d’un
député et de son équipe » , insiste-t-il.

Francois Fillon et son épouse, Penelope, le 29 janvier 2017 lors d’un meeting à Paris. Quatre jours plus tôt, « Le Canard enchaîné » avait révélé que Penelope Fillon avait
été employée comme assistante parlementaire de son mari et à la « Revue des Deux Mondes », mettant en doute la réalité du travail accompli. Photo Eric Feferberg/AFP

L’ar gument ne vaut pas en revanche p our
l’emploi de conseiller littéraire obtenu par
Penelope Fillon à la « Revue des Deux Mon-
des », dirigée par Marc Ladreit de Lachar-
rière, entre 2012 et 2 013. Un emploi « de pure
complaisance, sans contrepartie réelle »,
selon les juges. L’homme d’affaires a
reconnu lui-même au terme d’une procé-
dure d e « plaider coupable », qu’il « n’y a pas
eu de c ontreparties suffisantes à son salaire » ,
véritable caillou dans la défense de
Penelope Fillon. Marc Ladreit de Lachar-
rière a été condamné en décembre 2018 à
huit mois de prison avec sursis et
375.000 euros d ’amende pour abus de biens
sociaux. Mais, pour Pierre Cornut-Gentille,
cette condamnation ne signe en rien la ficti-
vité de l’emploi de sa cliente : « Il n’y a aucun
désaccord factuel entre Penelope Fillon, qui a
reconnu que l es équipes de la “Revue des Deux
Mondes” avaient cessé de lui donner du tra-
vail, et M. Ladreit de Lacharrière, qui s’est
reproché de n e pas avoir veillé à ce qu’on lui en
fournisse. »

Le tribunal devra encore examiner les
conditions dans lesquelles François Fillon a
employé son fils et sa fille aînée lorsqu’il
était sénateur et la non-déclaration d’un
prêt de Marc de Lacharrière auprès de la
HATVP. Mais les magistrats instructeurs
n’ont rien trouvé sur la société de conseil 2F,
« quoi qu’on puisse penser du mélange des
genres auquel s’est livré François Fillon
entre 2012 et 2017, tout à la fois lobbyiste,
intermédiaire, député, chef de parti et candi-
dat à l’élection présidentielle ».
« Ce que je demande, c’est d’être jugé
comme tout le monde, avec équité » , avait
conclu François Fillon sur France 2. Cela va
être le cas jusqu’au 11 mars.n

L’ancien candidat à
l’élection présidentielle
encourt jusqu’à dix ans
de prison et 150.000 euros
d’amende pour
détournement de fonds
publics ainsi que cinq ans
et 375.000 euros d’amende
pour complicité d’abus de
biens sociaux, auxquels
s’ajoutent des peines
d’inéligibilité.

14 // Lundi 24 février 2020 Les Echos


enquête

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