Le Monde - 12.03.2020

(Tina Meador) #1

10 |planète JEUDI 12 MARS 2020


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Une stratégie de dépistage du virus à deux vitesses


Le nombre de personnes atteintes est sous­estimé, les tests étant de plus en plus réservés aux cas graves


A


u centre de régulation
du SAMU des Yvelines,
où le nombre d’appels
a été multiplié par qua­
tre en moins d’un mois, le corona­
virus est le sujet de presque toutes
les demandes. « Les gens veulent
tous être testés, il y a une anxiété
épouvantable avec ce qui se passe
en Italie », raconte le docteur Wil­
frid Sammut, le représentant dé­
partemental de l’Association des
médecins urgentistes de France
(AMUF). Passage obligé pour obte­
nir une prescription pour un test,
le 15 limite désormais ses ordon­
nances. « On est hors cadre par rap­
port à ce qu’on nous demande », à
savoir continuer à tester des per­
sonnes pas ou peu symptomati­
ques pour « rechercher le cas zéro »,
explique le docteur Sammut. « Vu
le nombre de personnes conta­
minées, dit­il, on a pris le parti de
ne tester que les cas potentielle­
ment graves, les sujets âgés symp­
tomatiques et les soignants. »
En ligne avec ce changement de
stratégie, plusieurs hôpitaux ont
aussi fait évoluer leur politique
en matière de dépistage. Recon­
naissant ne pas être « en capacité »
de tester les autres patients, Marc
Noizet, le chef des urgences de
l’hôpital Emile­Muller de Mul­
house (Haut­Rhin), a annoncé,
mardi 10 mars, ne plus prélever
depuis une semaine tous les pa­
tients présentant une suspicion
de coronavirus, mais uniquement
ceux « qui sont hospitalisés et
qui présentent des critères de sévé­
rité ». Une décision similaire a été
prise à l’Assistance publique­Hôpi­
taux de Paris (AP­HP). « Nous som­
mes limités par le nombre de tests
que nous pouvons réaliser : les viro­
logues ne peuvent pas travailler
vingt­quatre heures sur vingt­qua­
tre et sept jours sur sept », lâche le
professeur Eric Caumes, chef de
service des maladies infectieuses
à la Pitié­Salpêtrière à Paris.

« Il nous arrive exactement la
même chose qu’en Chine : au dé­
but, les médecins testaient tout le
monde, et ils ont fini par établir des
diagnostics à partir de radios »,
analyse Eric Caumes, qui s’inter­
roge aussi sur la pertinence de ces
tests pour établir le bilan quoti­
dien du Covid­19.

Généralistes perplexes
Rappelant que certains décès at­
tribués au coronavirus peuvent
avoir pour cause d’autres patho­
logies dont souffraient les pa­
tients, l’infectiologue estime qu’il
y a dans le bilan publié chaque
jour par le ministère de la santé
« trop de morts et pas assez de cas,
puisqu’on ne teste pas tout le
monde ». Le décompte est d’au­
tant plus biaisé que les critères
pour obtenir un test varient d’un
département à l’autre. Là où le vi­
rus est encore peu présent, l’ob­
jectif reste de dépister tous les cas
suspects, et d’identifier les « pa­
tients zéro » pour circonscrire sa
diffusion. Là où il circule active­
ment, cette approche est aban­
donnée, et les tests réservés aux
soignants pour orienter les soins.
Cette stratégie à deux vitesses
laisse perplexes des patients
présentant des symptômes grip­
paux ou estimant avoir été
exposés, contraints de rester à
l’isolement sans pour autant avoir
la certitude d’être contaminés. « Il
semblerait que les tests soient inac­
cessibles pour le commun des mor­

tels », déplore une habitante de
l’Oise contrainte au confine­
ment. Un constat partagé par les
médecins généralistes. « Nous, les
médecins de base, on peut savoir si
un cas est grave ou pas, mais on a
besoin d’un test pour savoir s’il
s’agit d’un coronavirus, d’une bron­
chite ou d’un autre virus », expli­
que Brigitte Tregouet, généraliste
à La Roche­sur­Yon, en Vendée.
Après avoir appelé une fois le 15
pour solliciter un avis sur un cas
suspect, elle n’a pas renouvelé
l’expérience. « Sur une consulta­
tion de vingt minutes, je n’ai pas le
temps d’appeler quelqu’un qui va
décrocher au bout de quinze minu­
tes pour me dire “je ne sais pas” et
me refuser un test », raconte­t­elle.
Elle­même un peu enrouée de­
puis quelques jours, elle aurait
bien aimé être fixée afin de savoir
si elle est contagieuse. « Mais je ne
rentre pas dans les critères, ce n’est
pas possible... », regrette­t­elle.

Cette situation pourrait toute­
fois rapidement changer. Un dé­
cret paru dimanche 8 mars auto­
rise désormais les laboratoires de
ville à réaliser les tests d’infection
au SARS­CoV­2. Le retentissement
médiatique autour de cette an­
nonce a toutefois pris de court
les biologistes. « Tous les quarts
d’heure, on nous appelle pour nous
demander si on fait le test », sou­
pire Annie Vatré, biologiste à la
tête du laboratoire d’analyses
Richelieu, situé dans le 2e arrondis­
sement, à Paris. « On a donné aux
patients l’impression que c’était en
accès libre! », s’esclaffe Laurent
Kbaier, biologiste à la tête du labo­
ratoire de la Gare à Hyères (Var).
Désormais en première ligne
face à des malades anxieux, les
biologistes s’avouent pour l’ins­
tant un peu démunis. « Le 15 vient
de nous envoyer un patient pour un
dépistage du Covid, mais rien n’est
prêt », s’agace M. Kbaier. Les tests

ne sont pas encore arrivés, pas
plus que les équipements de pro­
tection indispensables au prélève­
ment des patients. « En pleurant à
la pharmacie, nous avons obtenu
une boîte de cinquante masques
chirurgicaux. Une boîte !, s’étonne
encore Annie Vatré. Et pour préle­
ver les malades, nous devons nous
habiller comme des cosmonautes,
mais nous n’avons rien reçu. »

Contaminations croisées
Les biologistes de ville ne figu­
raient en effet pas sur la liste des
bénéficiaires des dix millions de
masques chirurgicaux distribués
la semaine dernière par l’Etat aux
professionnels de santé. « C’est
un gros bug du ministère », juge
Lionel Barrand, le président du
Syndicat des jeunes biologistes
médicaux (SJBM), pour qui il est
« hors de question de pratiquer
ces tests invasifs sans masques
FFP2 », des modèles renforcés

aujourd’hui indisponibles pour
les médecins libéraux.
Surtout, les biologistes crai­
gnent les contaminations croi­
sées dans les salles d’attente, sou­
vent remplies de personnes fragi­
les. « Ce matin, une trentaine de
personnes attendaient d’être préle­
vées debout, les unes à côté des
autres. Je me suis dit : si une seule a
le coronavirus, toutes les autres
vont être infectées », témoigne
Laurent Kbaier, qui s’est décidé à
placarder une affiche sur sa porte,
demandant aux malades présen­
tant des symptômes grippaux de
ne plus entrer. Une situation à la­
quelle le ministère a en partie ré­
pondu lundi soir. Les laboratoires
sont encouragés à « se déplacer au
domicile » des patients qui de­
vront être testés, a annoncé le di­
recteur général de la santé, Jé­
rôme Salomon.
françois béguin
et chloé hecketsweiler

A Auray, « peut­être que je me fais des films »


Dans le troisième foyer français du coronavirus, les patients sont déboussolés


L


a première nuit, de violen­
tes quintes de toux sèches
lui ont déchiré la poitrine.
A l’aube, le corps légèrement cour­
baturé, Marine Garcia, 34 ans, a
pris sa température : 38,4^0. « Bingo,
c’est mon tour! », s’est dit cette
commerciale dans une entreprise
du bâtiment, installée depuis qua­
tre ans à Auray (Morbihan). De­
puis le 1er mars, la petite ville bre­
tonne et plusieurs communes li­
mitrophes font l’objet de mesures
de confinement, après l’appari­
tion du troisième foyer de propa­
gation du virus SARS­CoV­2 en
France. « Forcément, moi qui serre
des mains à longueur de journée, je
savais que j’étais à risques », recon­
naît la trentenaire.
A 9 heures, Marine Garcia a ap­
pliqué les consignes officielles, et
composé le 15. Au bout du fil,
une femme lui a fait décrire ses
symptômes. « Et comment vous
sentez­vous, dans l’ensemble? », a
demandé l’interlocutrice. « J’irais
pas jouer au tennis, mais je compte
pas écrire mon testament », a plai­
santé la Bretonne. « Alors si vous

arrivez à faire de l’humour, partez
du principe que vous êtes arrêtée
pour quatorze jours, et évitez tout
contact avec d’autres personnes. »
A 1 heure du matin la nuit sui­
vante, le téléphone de Mme Garcia
a de nouveau sonné : un médecin
lui confirmait la mesure de confi­
nement. « Mais il faut que j’aille à
l’hôpital faire un test? », a articulé
la mère de famille dans un demi­
sommeil. « Non, c’est inutile, mais
restez bien chez vous », lui a ré­
pondu le soignant.
Depuis, Marine Garcia attend.
Son employeur a accepté qu’elle
télétravaille, ses enfants restent
avec elle à la maison – leur école

est fermée de toute façon. « Peut­
être que c’est le coronavirus, peut­
être que je me fais juste des films »,
résume la jeune femme, qui
s’agace des derniers chiffres dif­
fusés par la préfecture. Officielle­
ment, 63 malades avaient été tes­
tés positivement dans le départe­
ment, mardi 10 mars au soir.

« Impératif pragmatique »
« C’est sûr que quand on ne teste
plus, les chiffres n’augmentent pas
trop vite, ironise Marine Garcia.
Ça ne me paraît pas inapproprié
de ne réserver cela à ceux qui ont
des complications, mais dans ce
cas il faut arrêter cet absurde dé­
compte au compte­gouttes dans
les communiqués officiels! »
Combien sont­ils à patienter
ainsi à leur domicile, avec des
symptômes grippaux? Sur la page
Facebook de la préfecture du Mor­
bihan, certains dénoncent « une
volonté de minimiser la crise » ou
soupçonnent des « raisons écono­
miques parce que les tests coûtent
chers ». D’autres s’agacent contre
le « deux poids, deux mesures » :

« Quand on est député ou ministre,
là notre toux est prise au sérieux »,
résume un internaute.
Au SAMU 56, où 4 200 appels
ont été reçus sur les quatre pre­
miers jours de confinement, on
plaide surtout « un impératif
pragmatique ». « Il y a tellement de
cas suspects que c’est devenu im­
possible de dépister tout le monde,
explique un médecin. Au final, on
est officieusement en stade 3, mais
personne ne le dit clairement. »
A 65 ans, Renée Laville a travaillé
toute sa vie à l’hôpital. Infirmière
à la retraite, elle ne s’est pas inquié­
tée quand elle a commencé à res­
sentir des premiers symptômes
grippaux. Au téléphone, son géné­
raliste de Carnac lui a préconisé de
rester confinée, et de rappeler « si
ça s’aggrave ». « Moi qui ne suis pas
de nature anxieuse et connais le
domaine, ça me suffit. Mais le soin,
c’est aussi prendre le temps de ras­
surer, d’accompagner. Les gens ne
vont pas rester calmes chez eux s’ils
ont l’impression de n’être pas pris
au sérieux », prévient­elle.
charlotte chabas

« LES GENS NE VONT PAS 


RESTER CALMES CHEZ EUX 


S’ILS ONT L’IMPRESSION 


DE N’ÊTRE PAS PRIS 


AU SÉRIEUX »
RENÉE LAVILLE
retraitée

Centre
de dépistage
ambulatoire
installé
à l’extérieur
de l’hôpital
Henri­
Mondor
de Créteil,
le 6 mars.
ADRIENNE
SURPRENANT POUR
« LE MONDE »

« IL SEMBLERAIT 


QUE LES TESTS SOIENT 


INACCESSIBLES POUR LE 


COMMUN DES MORTELS », 


DÉPLORE UNE HABITANTE 


DE L’OISE CONFINÉE


É P I D É M I E D E C O V I D ­ 1 9


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HORS-SÉRIE

EMPLOI
IMMIGRATION
SANTÉ
MOBILITÉ
ÉLECTIONS

40


CARTES
POURCOMPRENDRE
LA
FRANCE

40 CARTES


POUR COMPRENDRELA FRANCE


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