Le Monde - 12.03.2020

(Tina Meador) #1

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FRANCE


JEUDI 12 MARS 2020

0123


denain (nord) ­ envoyée spéciale

I


l est serein. Rien ne sem­
ble inquiéter le porte­pa­
role du Rassemblement
national (RN). Voilà des
semaines que les médias
scrutent Denain, où Sé­
bastien Chenu a décidé d’être
candidat aux municipales. « Je ne
suis pas dans la position du sor­
tant, donc si je ne gagne pas, je
n’aurai pas perdu un mandat. Di­
sons que je n’en aurai pas conquis
un autre », sourit ce proche de
Marine Le Pen, la présidente du
RN. Il sait pourtant que la pres­
sion est grande : Denain est an­
noncée comme la ville du Nord
que risque de perdre le Parti so­
cialiste (PS) au profit du RN.
Six listes s’affrontent, mais
c’est bien le match des législa­
tives de 2017 qui se rejoue : la
maire et députée PS, Anne­Lise
Dufour­Tonini, avait cédé son
fauteuil à l’Assemblée nationale à
Sébastien Chenu, élu avec 55,35 %
des voix. Depuis, l’élu frontiste,
parachuté en 2016, sillonne la
19 e circonscription du Nord,
serre les mains des maires des
communes du territoire, et ne
rate pas une occasion pour parler
du Denaisis lors de ses nom­
breux passages dans les médias.
Denain affiche de tristes re­
cords : 43 % de la population
(19 714 habitants) sous le seuil de
pauvreté, dont 58,7 % des moins
de 30 ans, un taux de chômage
de 36 %, une espérance de vie de
58 ans, selon la mairie, et un quart
de la population perdu entre 1975
et 1990. La ville, située à une di­

zaine de kilomètres de Valencien­
nes, ne s’est jamais relevée de la
fermeture d’Usinor, annoncée
en 1978 et considérée comme l’un
des plus grands plans de licencie­
ment de l’histoire. Dans la foulée
des 5 000 emplois supprimés à
Usinor Denain, le Valencien­
nois avait alors perdu 18 000 à
23 000 emplois induits par l’acti­
vité sidérurgique.

Plusieurs couacs
Pendant près d’un siècle, commu­
nistes et socialistes se sont affron­
tés pour gérer la ville. Anne­Lise
Dufour­Tonini est devenue maire
en 2011, après le décès de Patrick
Roy, premier édile et député très
reconnaissable avec ses vestes
rouges. Réélue dès le premier tour
en 2014 avec 59 % des voix, cette
principale de collège de 50 ans au
contact facile bénéficie d’un bon
ancrage local, mais les problèmes
économiques plombent la com­
mune. « La menace RN est réelle,
analyse le politologue Pierre Ma­
thiot. La maire gère une ville qui est
dans une telle déshérence qu’elle
fait ce qu’elle peut, et elle va devoir
affronter un professionnel de la po­
litique, ce qui est rare au RN. »

En 2016, Anne­Lise Dufour­To­
nini a interpellé l’Etat et réclamé
un « plan Marshall » pour l’ex­cité
du charbon et de l’acier touchée
de plein fouet par la désindus­
trialisation. Un terreau fertile
pour l’extrême droite, qui ne
cesse de progresser : 47,35 % pour
Marine Le Pen face à Xavier Ber­
trand au second tour des régio­
nales en 2015, 57,46 % au second
tour de la présidentielle de 2017,
ou encore 44,35 % pour le RN aux
européennes de 2019.
Sébastien Chenu a longuement
hésité avant de se lancer dans la
bataille. « Quand vous êtes député
d’opposition, vous êtes abonné à
la frustration, dit­il. Si je me suis
engagé aux municipales, c’est
pour redresser cette ville. » Le dé­
puté de 46 ans assure qu’il appli­
quera la loi sur le non­cumul des
mandats s’il est élu. Il réfute
l’idée de profiter des difficultés
de la ville pour s’implanter loca­
lement. « Le RN vient là où tous
les autres ont échoué, dit­il, cin­
glant. Les gens font appel à nous,
non par désespoir, mais par es­
poir de changement. »
Face à lui, la maire sortante
avait réussi à bâtir l’union de la
gauche avec les socialistes, les
communistes et les « insoumis ».
Mais au lendemain de l’annonce
de cette coalition, La France in­
soumise s’est désolidarisée à
cause de la présence du repré­
sentant de La République en
marche de Denain dans le col­
lectif. Un couac qui s’ajoute à
d’autres. Anne­Lise Dufour­To­
nini, frondeuse sous la prési­
dence Hollande, est attaquée par

nellement dans l’éducation natio­
nale. » Cette femme, dont le père
italien a été mineur de fond puis
ouvrier licencié d’Usinor, qui rap­
pelle avoir écrit la charte de la laï­
cité avec Vincent Peillon, encaisse
les coups. « Je suis un punching­
ball, confie­t­elle. Mais j’ai un bi­
lan, les gens me connaissent et
m’appellent “la tchiote”, et je suis
fière de ce que l’on a fait ici. »

« Plus du temps du père Le Pen »
La friche Usinor de 80 hectares
au milieu de la ville est en recon­
version, toutes les écoles ont été
rénovées, et 130 millions d’euros
ont été débloqués dans le cadre
du programme de rénovation ur­
baine, ANRU 2.
De quoi convaincre les 11 000
électeurs inscrits? Le 7 mai 2017,
3 749 Denaisiens avaient glissé
un bulletin RN dans les urnes.
Certains veulent confirmer ce
choix. A la sortie de l’hypermar­

ché Carrefour, devenu épicentre
de la ville de Denain, Olivier No­
wak, routier de 52 ans, l’affirme
haut et fort. « Je vais voter Sébas­
tien Chenu, car il y a beaucoup de
choses à changer sur le plan de la
propreté et de la sécurité, estime le
Denaisien. On n’est plus du temps
du père Le Pen même si, parfois,
quand on discute avec les gens, li­
mite on nous met une croix gam­
mée dans le dos. »
Quelques courses dans les bras,
Cindy, 36 ans, votera, elle, pour la
maire sortante. « Je la suis sur Fa­
cebook. Elle est toujours restée
droite malgré les attaques. C’est la
force tranquille. » Anne­Lise Du­
four­Tonini a bien senti la me­
nace : « Si je perds, ma plus grande
peine serait que cette ville, qui voit
enfin la lumière au bout du tunnel
après quarante ans de cercle né­
gatif, repose les crayons pour
quarante ans. »
laurie moniez

Hauts­de­France : les maires face à l’expansion de l’extrême droite


Dans le Nord et le Pas­de­Calais, notamment, la gauche a du mal à se reconstruire, alors que le RN espère conquérir des villes


lille ­ correspondance

C’


était il y a six ans. Le
Parti socialiste (PS) vi­
vait l’une de ses plus
grosses défaites dans le Nord­Pas­
de­Calais à l’occasion des munici­
pales de 2014. En perdant Roubaix,
Tourcoing, Dunkerque, Mau­
beuge, Béthune, Hazebrouck ou
encore Saint­Omer, le PS entamait
une interminable descente aux
enfers. Si puissant jusqu’en 2012, il
en est aujourd’hui réduit à espérer
ne pas perdre de nouvelles villes.
« En 2014, c’était dramatique pour
le PS, mais il avait encore ses dépu­
tés et ses conseillers régionaux,
analyse le politiste Rémi Lefebvre.
Aujourd’hui, il n’y a même pas de
candidat à Roubaix, Tourcoing ou
Villeneuve­d’Ascq. Et le PS n’existe
plus dans le Cambrésis, Douaisis ou
dans les Flandres. »
La plupart des maires de droite
élus en 2014 partent même favo­
ris, ne laissant que peu de chance à
la gauche. D’autant qu’elle appa­
raît divisée sur ses anciennes ter­
res comme à Roubaix où se pré­
sentent sept listes de gauche, ou à

Tourcoing avec six listes à gauche.
« Il n’y a pas de miracle, confie Mar­
tine Filleul la première secrétaire
de la Fédération PS du Nord.
La perte de Roubaix et Tourcoing,
l’arrivée de Génération. s et d’En
Marche !, tout ça a détruit un cer­
tain nombre de fondements, donc
il nous faut patiemment recons­
truire. » Pour elle, la gauche est
entrée dans une phase de recom­
position comme à Faches­Thu­
mesnil qui présente une liste
estampillée LFI­PS­Génération. s­
PCF­EELV­Génération Ecologie.
A droite et au centre, les maires
sortants jouent la carte du large
rassemblement. A l’image de Dun­
kerque, où Patrice Vergriete con­
duit une liste sans étiquette soute­
nue par La République en marche
(LRM), ou à Tourcoing où le minis­
tre Gérald Darmanin a annoncé
sur sa liste la présence de trois
membres de son opposition, dont
Zina Dahmani, candidate PS aux
législatives de 2012. Si LRM sou­
tient quinze candidats dans le
Nord et le Pas­de­Calais, elle n’en
a investi que huit dont Gérald
Darmanin à Tourcoing, Violette

Spillebout à Lille ou encore Coline
Craeye à Douai. Les ambitions du
parti présidentiel ont été revues
nettement à la baisse par rapport
à celle affichées il y a un an. Plus
qu’un raz­de­marée, cette élection
est maintenant pour les macronis­
tes l’occasion d’obtenir des élus lo­
caux, notamment au sein de la
très convoitée métropole euro­
péenne de Lille.
Comme ailleurs, il est souvent
difficile pour les électeurs de s’y re­
trouver sur l’appartenance politi­
que des candidats. A Lille, Violette
Spillebout a refusé d’être réduite à
l’étiquette LRM. « J’ai été investie
par La République en marche, mais
je suis soutenue pas plusieurs mou­

vements comme le MoDem, UDI,
Les Radicaux, UDE, Sociaux Démo­
crates Lillois et nous avons laissé
une large place à des Lillois sans éti­
quette », précise­t­elle. « C’est très
compliqué de lire le jeu de ces muni­
cipales, reconnaît Pierre Mathiot,
directeur de Sciences Po Lille. Et ce
sera dur de dire quel camp a gagné
ou perdu. J’appelle ça l’élection de la
post­modernité. On n’est plus dans
un affrontement droite­gauche. »

Prime aux sortants
Dans ce contexte, les plus an­
ciens élus ne semblent pas re­
douter une nouvelle vague de
dégagisme, comme celle qu’a
connue la France en 2017. Le
maire de Villeneuve­d’Ascq Gé­
rard Caudron (ex­PS), 75 ans, a de
bonnes chances d’être réélu pour
un septième mandat. Idem pour
Alain Bocquet (PCF), 73 ans, à
Saint­Amand­les­Eaux ou encore
Dominique Baert, 60 ans, à Wat­
trelos, qui espère respectivement
conquérir un cinquième et un
quatrième mandat.
« Les grosses défaites de 2014
étaient liées au contexte national,

mais là, il n’y a pas de nationalisa­
tion des élections municipales,
note Rémi Lefebvre. On a des
élus très enracinés et pas de vote
sanction puisque M. Macron n’a pas
de sortants. » A Lille, Martine
Aubry ne semble pas inquiétée : les
sondages prédisent sa réélection
pour un quatrième mandat. « Ce
serait une surprise si elle était bat­
tue, explique Pierre Mathiot. J’at­
tends toutefois de voir l’écart
de voix entre elle et les Verts. » Selon
les sondages, de 2,5 à 14 points sé­
parent la liste Europe Ecologie­Les
Verts de celle de Martine Aubry.
Dans les villes convoitées par le
Rassemblement national (RN),
les maires sortants ne sont pas
en position favorable. La menace
est forte pour Denain, ville socia­
liste du Valenciennois, mais aussi
pour Bruay­la­Buissière où Ludo­
vic Pajot, élu à 23 ans plus jeune
député de France, risque de profi­
ter de la division à gauche.
D’autres villes du bassin minier
comme les bastions socialistes de
Liévin ou Lens sont dans le viseur
du RN. « Même si on ne gagne pas,
on va entrer dans tous ces conseils

municipaux, donc politiquement,
on n’a rien à perdre », affirme Sé­
bastien Chenu, député RN et
candidat aux municipales de De­
nain. Dans son fief, la 19e circons­
cription, le RN présente trois lis­
tes à Escaudain, Denain et Dou­
chy­les­Mines.
Le ras­le­bol des électeurs pour­
rait aussi se mesurer à travers le
taux d’abstention qui ne cesse de
croître aux municipales et qui est
d’autant plus élevé que la taille de
la ville est importante. « Les élec­
teurs qui vont se déplacer iront
plutôt pour confirmer leur soutien
au maire en place », estime Pierre
Mathiot. Comme partout en
France, des maires sortants pour­
raient être confortablement réé­
lus : Patrice Vergriete à Dunker­
que, le centriste Frédéric Leturque
à Arras, Laurent Degallaix (Mou­
vement radical) à Valenciennes,
Natacha Bouchart (LR) à Calais,
Frédéric Cuvillier (PS) à Boulo­
gne­sur­Mer, le centriste Fran­
çois­Xavier Villain à Cambrai, ou
encore Steeve Briois (RN) à Hénin­
Beaumont.
l. m.

Après un siècle 


à gauche, Denain 


sous la menace du RN


Sébastien Chenu, député proche de Marine Le Pen,


espère battre la socialiste Anne­Lise Dufour­Tonini


É L E C T I O N S M U N I C I P A L E S


43 % DE LA 


POPULATION DE 


DENAIN VIT SOUS LE 


SEUIL DE PAUVRETÉ, 


DONT 58,7 % DES 


MOINS DE 30 ANS


le RN sur ses relations avec les
Frères musulmans. Plusieurs
médias ont relayé la théorie se­
lon laquelle la mairie serait infil­
trée par l’islamisme. La maire est
proche de Soufiane Iquioussen,
34 ans, fondateur d’un garage
solidaire, chargé pendant un
temps de la « refonte » de l’action
sociale de la mairie et fils de
d’Hassan Iquioussen, un prédi­
cateur controversé qui souhaite
islamiser la société et appliquer
la charia, non par la force, mais
par les urnes.
« Je suis la cible d’une campagne
de démolition et de dénigrement
de la part d’une certaine presse na­
tionale, a­t­elle dénoncé dans un
communiqué, le 14 février. Tenter
de m’associer à l’organisation des
Frères musulmans revient à nier
tout ce que je fais et tout ce que je
suis, ce que sont mes valeurs, ce
qui a fait que je me suis engagée
politiquement au PS et profession­

« ON N’EST PLUS 


DANS UN 


AFFRONTEMENT 


DROITE­GAUCHE »
PIERRE MATHIOT
directeur
de Sciences Po Lille
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