Le Monde - 12.03.2020

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 12 MARS 2020 france| 17

RÉCIT
bar­sur­seine (aube)
­ envoyée spéciale

C


e lundi 5 février 2018,
Nathalie Tison et Pascal
Durdu ont mangé – un
peu – et bu – beaucoup.
Un soir comme tant d’autres que
le couple passe devant la télévi­
sion. Elle, lourdement handica­
pée, est assise au sol, près de la ta­
ble basse. Lui dans le vieux canapé
de cuir marron. Ils se disputent,
elle l’insulte. Elle le traite de « fils
de pute », dira­t­il au juge d’ins­
truction : « Ça n’est pas passé. »
Il saisit le lourd cendrier posé
sur la table et la frappe à trois re­
prises, derrière et sur le côté du
crâne. Il part ensuite se coucher,
assure­t­il, en la laissant dans le
salon. La mort de Nathalie Tison,
46 ans, n’est constatée que le len­
demain midi par les pompiers.
Elle gît dans une mare de sang au
pied du lit conjugal.
Pascal Durdu, 53 ans, est jugé
les 12 et 13 mars par la cour d’assi­
ses de l’Aube pour « violences vo­
lontaires ayant entraîné la mort
sans intention de la donner »,
l’intention homicidaire n’ayant
pu être démontrée. Dans la petite
commune de 3 000 habitants de
Bar­sur­Seine (Aube), d’allure
modeste malgré ses maisons à
pans de bois, le décès de cette
frêle brune a peu ému. Inhumée
sans cérémonie dans le carré des
indigents du cimetière, per­
sonne ne s’est porté partie civile
au procès. « Elle était agressive,
on évitait de la croiser », rapporte
une Barséquanaise. « Ce n’était
pas une femme à fréquenter, elle
était toujours bourrée », lance par
ailleurs une autre.

Nathalie Tison est morte dans
l’indifférence, malgré d’innom­
brables signaux d’alerte, au
terme d’une vie engloutie par l’al­
cool, la violence et un profond dé­
nuement social. Elle a rejoint la
longue liste des 121 victimes de fé­
minicides conjugaux de l’année
2018 recensées par le ministère
de l’intérieur. Dans un cas sur
trois, l’auteur du meurtre avait
consommé de l’alcool, qui consti­
tue un des facteurs de risque des
féminicides.

Nombreux signaux d’alerte
L’existence de Nathalie Tison est
une longue descente aux enfers.
« Sa famille était très dispersée,
socialement à problèmes, notam­
ment à cause de l’alcool », expli­
que le maire, Marcel Hurillon,
qui a été son professeur au col­
lège. A 18 ans, lorsqu’elle accou­
che de Yoann – le premier de ses
quatre enfants qui, tous, seront
adoptés ou placés –, elle boit déjà
quotidiennement.
De leur enfance à Bar­sur­
Seine, Alison et Morgan, ses
deux enfants suivants, qu’elle a
eus avec Laurent Durdu, le frère
de Pascal, n’ont que des souve­
nirs flous, faits d’alcool et de cris.

Ils sont retirés à leurs parents à
l’âge de 7 et 8 ans, puis le couple
se sépare. Nathalie rencontre
alors Yohann Chaumette, avec le­
quel elle se marie. « A cette pé­
riode, ça allait mieux, se rappelle
sa fille Alison. Mais elle a re­
plongé quand son mari est mort
et que notre demi­sœur a été
adoptée. » En 2011, la jeune veuve,
rongée par la gangrène, est am­
putée d’une jambe et de doigts à
la main droite. Elle a 40 ans. Elle
ne se déplacera plus qu’en fau­
teuil roulant ou à même le sol
dans son appartement.
Trois ans plus tard, Nathalie
s’installe dans le petit deux­pièces
en rez­de­chaussée de son nou­
veau compagnon, Pascal Durdu.
Ce dernier consomme lui aussi
massivement de l’alcool depuis

de longues années. Sa précédente
compagne, Gislaine, qui l’a quitté
après vingt­cinq années de vie
commune, dont les cinq derniè­
res émaillées de violences, témoi­
gne : « Il était devenu invivable.
Une fois, il m’a quand même
planté une fourchette dans le
nez. » Pascal était devenu « le pro­
fil type de l’alcoolique », résume le
maire, il était « taciturne » et « res­
tait la plupart du temps dans son
appartement avec Nathalie ».
A l’intérieur de cet appartement,
situé dans une petite cour fermée
à laquelle on accède par un long
couloir sombre, se déroule une
tragédie que beaucoup soupçon­
nent mais préfèrent occulter. Au
village, à peine se souvient­on que
Pascal Durdu aurait cogné Natha­
lie, une fois, il y a de cela quelques

années. Le 7 juillet 2015, il a été con­
damné pour ces faits à six mois de
prison avec sursis, avec trois cir­
constances aggravantes – leur rela­
tion conjugale, l’état de vulnérabi­
lité de la victime et la consomma­
tion d’alcool. Il avait frappé Natha­
lie à la mâchoire avec une feuille
de boucher, lui occasionnant une
plaie béante et deux jours d’ITT.
Un accès de brutalité loin d’être
isolé, mais peu s’en émeuvent. « Je
me doutais qu’il lui tapait dessus »,
déclare une voisine, avant d’ajou­
ter : « Je leur disais d’arrêter de
crier, car cela me dérangeait. » En­
tre mai 2015 et février 2018, le dos­
sier d’instruction recense pas
moins de quinze interventions
des secours ou des gendarmes à
leur domicile ou sur la voie publi­
que. Nathalie porte les stigmates
de chacune de leurs violentes dis­
putes : une plaie au bras en sep­
tembre 2016, une entaille de cou­
teau à la tête en février 2017, une
autre en août, une brûlure au
2 e degré, de l’oreille jusqu’au sein,
en septembre 2017...

Télévision, cigarettes, rosé
Malgré la condamnation de Pas­
cal Durdu en 2015, le couple a re­
pris ses habitudes. Les journées
rythmées par les programmes de
télévision, les rares excursions
pour acheter du pain, des cigaret­
tes ou du rosé – souvent le
même, le premier prix de chez
Aldi, dont on retrouvera treize
bouteilles en plastique de 1,5 litre
dans les poubelles au lendemain
de la mort de Nathalie. Régulière­
ment, il la met à la porte, elle l’in­
sulte, il pense qu’elle le trompe.
Lorsqu’elle veut partir, il l’empê­
che de récupérer ses affaires. En
avril 2017, la gendarmerie de Bar­
sur­Seine fait un signalement
« majeurs en danger » pour les
deux conjoints : « La situation
précaire, associée à l’alcoolisme,

engendre des scènes de violences
mutuelles dont chaque protago­
niste n’a pas l’air d’avoir cons­
cience des conséquences », pré­
cise l’officier de police judiciaire,
sans percevoir que l’un des deux
est plus en danger que l’autre.
Malgré les signaux d’alerte, les
services sociaux n’interviennent
pas. Nathalie, unanimement con­
sidérée comme désagréable, est
en outre réputée pour « raconter
des salades ». Elle a tendance à
exagérer les faits puis à les mini­
miser lorsqu’elle dessaoule. En
2015, après que Pascal l’a frappée
avec une feuille de boucher, elle
avait refusé de porter plainte :
« C’est souvent moi qui com­
mence », justifie­t­elle alors. Elle
prévient pourtant les gendar­
mes : « Il va finir par me tuer, un
jour ou l’autre. »

Lésions traumatiques
Pascal Durdu minimise aujour­
d’hui ses accès de violence,
comme s’il était étranger aux
blessures infligées à sa compa­
gne : « Disons qu’à chaque fois que
les pompiers venaient, ils consta­
taient qu’elle était ivre, ils l’emme­
naient aux urgences et elle ressor­
tait le lendemain matin. » Il rejette
la faute sur la boisson et sur sa vic­
time : « Y a eu de la violence entre
nous à cause de l’alcool. Elle était
très méchante, alors je ripostais. »
Interrogé d’abord comme té­
moin après la mort de Nathalie Ti­
son, Pascal Durdu nie farouche­
ment, assure qu’elle a dû tomber
du lit. Confronté aux expertises, il
finit par se souvenir d’une dispute
et de coups de cendrier. Des lé­
sions traumatiques sur le visage
de Nathalie et les traces de sang re­
trouvées dans la chambre mon­
trent qu’il y a eu d’autres coups
alors que la victime était allongée
sur le lit, mais aussi au sol, où son
corps a été retrouvé. Pascal Durdu
reconnaît l’avoir frappée à plu­
sieurs reprises au visage avec une
béquille, mais pas ce soir­là. Dans
le petit appartement sombre et
crasseux, les enquêteurs retrouve­
ront tellement de traces de sang
qu’il leur sera impossible de déter­
miner avec certitude que les coups
ont eu lieu la nuit de son décès.
Autant d’éléments qui ont per­
mis à son avocate, Me Margaux
Dédina, de faire requalifier les
faits et d’éviter à son client d’être
poursuivi pour homicide volon­
taire : « Il n’y a pas eu d’acharne­
ment et il y a eu plusieurs épisodes
violents entre eux, démontrant
que, ce jour­là pas plus que la veille,
pas plus que la semaine d’avant, il
n’avait l’intention de la tuer. »
La cour d’assises de l’Aube ten­
tera, deux jours durant, d’éclaircir
les circonstances qui ont mené à
la mort de Nathalie Tison dans la
nuit du 5 au 6 février 2018.
julie bienvenu

Nathalie Tison avec deux de ses enfants, à la fin des années 1990. ARCHIVES FAMILIALES

a saint­christol­lès­alès, dans le
Gard, le 31 juillet 2018, Artur a tué son ex­
compagne Ana d’une balle à bout portant.
Avant de passer à l’acte, il avait con­
sommé un cocktail composé d’alcool, de
cocaïne et de médicaments. Sylvie Sal­
mon, tuée à Artigues­près­Bordeaux, en
Gironde, le 25 octobre 2018, ou Sonia
Baillot d’Etiveaux, tuée à Niort, dans les
Deux­Sèvres, le 23 mai 2018, avaient quitté
leurs conjoints respectifs, alcooliques et
violents, avant que ces derniers ne les har­
cèlent et ne les tuent.
La consommation d’alcool, et plus géné­
ralement de psychotropes, est un mar­
queur classique des violences, quelles qu’el­
les soient. Cette circonstance ne permet
pas d’éclairer à elle seule le phénomène des
féminicides conjugaux, dont le principal
déclencheur est dans la grande majorité
des cas la séparation.
La consommation d’alcool, que ce soit
pendant les années de violence qui précè­
dent le meurtre ou le jour du passage à
l’acte, demeure néanmoins un élément ré­

current, ainsi qu’un signal d’alerte, de ce
type d’homicide.
Selon la Délégation aux victimes du mi­
nistère de l’intérieur, de l’alcool avait ainsi
été consommé par près d’un auteur d’ho­
micide conjugal sur trois en 2018, que ce
soit par habitude quotidienne ou pour
désinhiber le passage à l’acte dans certai­
nes affaires de meurtre avec prémédita­
tion. Des stupéfiants (12 % des cas) et les
médicaments (7 %) sont aussi présents,
parfois, en sus de l’alcool.

Réponse violente
S’il y a une « corrélation statistique » dé­
montrée entre alcool et violences, il est
plus complexe d’établir systématique­
ment « une causalité entre les deux », sou­
ligne Laurent Bègue, professeur de psy­
chologie sociale. L’alcool augmente
l’agressivité, mais le contexte est impor­
tant. Sa consommation restreint les capa­
cités cognitives de l’individu (raisonne­
ment, attention, autocontrôle, etc.), qui
focalisera dès lors son attention sur les in­

formations les plus saillantes et jugera
souvent le comportement des autres
comme hostile, ce qui pourra déclencher
une réponse violente.
Dans une optique de prévention, la psy­
chiatre légiste Alexia Delbreil, auteure
d’une thèse intitulée « Homicide conju­
gal : profil de l’auteur et facteurs prédictifs
de passage à l’acte », en 2011, estime ainsi
que « la présence cumulée de l’alcoolisme
chronique et de la violence conjugale phy­
sique doit attirer l’attention dans l’évalua­
tion du risque d’homicide conjugal ».
Michel Reynaud, président du Fonds ac­
tions addictions et coauteur, en octobre
2019, d’une lettre ouverte au gouverne­
ment pour que la thématique de l’alcool et
des drogues soit présente lors du Grenelle
contre les violences conjugales, qui s’est
conclu en novembre, regrette le manque de
mesures concrètes. « L’alcool est l’un des pa­
ramètres sur lesquels il est le plus facile
d’agir, explique­t­il. Si on ne traite pas le pro­
blème d’alcool, le violent restera violent. »
j. b.

La consommation d’alcool présente dans un féminicide sur trois


Féminicide :


« Il va finir par


me tuer, un jour


ou l’autre »


Nathalie Tison est morte en 2018


des coups de son compagnon,


sur fond d’alcool, de violence


et de misère sociale


En 2015, Pascal
Durdu avait été
condamné
pour avoir frappé
Nathalie Tison
à la mâchoire
avec une feuille
de boucher

Le carré des indigents du cimetière de Bar­sur­Seine (Aube), où est inhumée Nathalie Tison. JB/« LE MONDE »
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