Le Monde - 12.03.2020

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ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE

JEUDI 12 MARS 2020

0123

mecs de la Silicon Valley? Je ne

leur fais pas confiance. Et depuis

quand ce rôle peut­il être délégué

à une entreprise privée? Et à une

entreprise privée qui a un point

de vue incroyablement américain

sur la plupart des choses?

Facebook a recruté un Euro­

péen, l’ancien leader du Parti

libéral­démocrate, Nick Clegg,

à l’un de ses principaux postes.

Dans votre livre, vous racontez

avoir croisé M. Clegg lorsqu’il

occupait ses anciennes fonc­

tions. Ne peut­il pas apporter

justement une vision plus

« européenne »?

Cela, ce sont les éléments de lan­

gage de Facebook. Pensez­vous

vraiment que [les dirigeants du ré­

seau social] Sheryl [Sandberg] et

Mark [Zuckerberg] en ont vrai­

ment quelque chose à faire? Je ne

veux pas faire une comparaison

trop directe avec Emmanuel Ma­

cron, mais que diraient les Fran­

çais si, après son mandat, votre

président vous disait que le chan­

gement climatique est un sujet

extrêmement important et qu’il a

donc décidé d’aller travailler pour

une compagnie pétrolière pour

changer les choses de l’intérieur?

Ce sont de beaux discours, mais le

résultat, c’est que vous travaillez

pour une entreprise qui pose de

gigantesques problèmes.

Quelles règles devraient­elles

être adoptées?

Les codes de conduite pour les

architectes ne se contentent pas

de regarder à quel point un design

est brillant. Il leur impose de re­

garder des choses comme les flux

d’air en cas d’incendie. C’est pareil

quand vous êtes médecin ou avo­

cat. L’ingénierie informatique

n’est plus une niche depuis long­

temps. La science des données

non plus. Il est grand temps que

ces professions évoluent et adop­

tent des codes de conduite qui les

engagent à titre personnel.

Aujourd’hui, les entreprises ne

sont confrontées aux régulateurs

qu’une fois qu’elles ont fait quel­

que chose de mal. Dans l’aérospa­

tiale ou la pharmacie, lorsque vous

avez une idée d’un nouveau pro­

duit, vous devez d’abord deman­

der une autorisation en amont,

avant de le lancer. Je ne vois pas

pourquoi cela ne pourrait pas s’ap­

pliquer aux réseaux sociaux.

propos recueillis par

damien leloup

et martin untersinger

« Les tactiques 

de Cambridge 

Analytica n’ont 

pas disparu »

Le lanceur d’alerte Christopher Wylie

avait révélé le vol massif de données

personnelles à des fins politiques

par l’ancienne société britannique

ENTRETIEN

C

hristopher Wylie, ancien

salarié de l’entreprise

Cambridge Analytica,

est le lanceur d’alerte ca­

nadien qui a révélé, en mars 2018,

l’existence du gigantesque vol de

données personnelles issues de

Facebook à des fins politiques

mené par cette entreprise britan­

nique, au profit, notamment, de la

campagne de Donald Trump et du

Brexit. Son livre Mindfuck est pu­

blié, mercredi 11 mars, en français,

par Grasset (24 euros, 512 pages).

Un essai dense et un outil pré­

cieux pour comprendre les méca­

nismes de l’ascension au pouvoir

de Donald Trump.

Que retenez­vous de toutes ces

enquêtes dans lesquelles vous

avez témoigné?

J’ai appris que, parfois, les preu­

ves ne suffisent pas. Cela a été le

cas dans l’enquête sur la campa­

gne du Brexit. J’ai fourni aux auto­

rités toutes les preuves que « Vote

Leave », la campagne officielle,

avait consacré 40 % de ses dépen­

ses à une filiale de Cambridge

Analytica au Canada. Ces dépen­

ses étaient illégales, comme l’ont

reconnu les autorités. Donc, nous

savons que « Vote Leave » a triché.

C’était la plus importante viola­

tion de la loi électorale dans toute

l’histoire de l’Angleterre. Et pour­

tant, malgré toutes ces preuves,

rien ou presque n’a été fait.

Il y a pourtant eu des commis­

sions parlementaires (liées

à Cambridge Analytica) dans

de nombreux pays, des

sanctions, des amendes...

Oui. Mais les régulateurs et les

élus, pour la plupart, ne compren­

nent pas vraiment ce à quoi ils

ont affaire. Ils reprennent à leur

compte les éléments de langage

de Facebook, qui dit : « Nous som­

mes un service, nous sommes gra­

tuits, personne n’est obligé d’utili­

ser notre plate­forme. » C’est

comme dire que l’électricité est

un service et que, si vous ne vou­

lez pas être électrocuté, vous

n’avez qu’à vous passer de cou­

rant! Beaucoup d’élus m’ont dit :

« Vous savez, je suis député, je n’y

connais rien en technologies. »

Peut­être, mais cela ne vous em­

pêche pas de réguler les compa­

gnies aériennes, les entreprises

pharmaceutiques ou le nucléaire!

Pensez­vous que Cambridge

Analytica a eu une incidence

sur le résultat final du référen­

dum sur le Brexit?

C’est probable. Si cela n’avait pas

produit des résultats, « Vote

Leave » n’aurait probablement

pas dépensé 40 % de son budget

dans ces services. Mais si on par­

lait de dopage, on ne se poserait

même pas la question : quand un

athlète est pris sur le fait, on ne se

demande pas si les produits qu’il

ou elle a pris ont vraiment fait

une différence.

Le candidat à la primaire dé­

mocrate américaine Michael

Bloomberg a dépensé des cen­

taines de millions de dollars en

publicités ciblées et en analy­

ses de données. Mais sa cam­

pagne a échoué. Cela ne mon­

tre­t­il pas les limites de ce que

faisait Cambridge Analytica?

Je ne peux pas me prononcer

sur la campagne de Michael

Bloomberg en particulier, mais il

faut garder à l’esprit que l’objectif

initial de Steve Bannon [l’ancien

conseiller politique de Donald

Trump, chargé de sa campagne

électorale en 2016] était de chan­

ger la perception du public, pas

de faire élire un candidat en parti­

culier. Il a su rassembler le mou­

vement « alt­right » [extrême

droite], ce qui a ensuite permis à

Donald Trump de réussir sa cam­

pagne électorale de 2016.

Cambridge Analytica a com­

mencé en travaillant sur la con­

tre­propagande, et notamment

sur les jeunes hommes musul­

mans célibataires et en difficulté,

qui pouvaient être tentés de re­

joindre l’organisation Etat islami­

que. Bannon a ciblé les mêmes

profils aux Etats­Unis, sauf qu’au

lieu de viser les jeunes musul­

mans pour les déradicaliser il a

visé les jeunes Blancs pour les ra­

dicaliser. Steve Bannon a très vite

compris qu’il pouvait s’appuyer

sur des groupes de personnes très

en colère et qui étaient prêtes à

devenir des trolls extrémistes dé­

voués. C’est une différence ma­

jeure avec la campagne de Mi­

chael Bloomberg.

A la lecture de votre livre, on a

l’impression que Steve Bannon

a créé l’alt­right de toutes piè­

ces, seul. Ne lui accordez­vous

pas trop de crédit?

Je ne pense pas qu’il a tout créé

lui­même. Steve Bannon n’est pas

un magicien venu de l’hyperes­

pace qui a lavé le cerveau de mil­

lions de personnes juste parce

qu’il avait accès à des données Fa­

cebook. Mais il a été un cataly­

seur. Il a compris, avant tout le

monde, un certain nombre de

choses qui se passaient sur Inter­

net en 2013­2014. Vous en con­

naissez beaucoup, des politiques,

qui lisaient Reddit et 4chan à

l’époque? Moi, non.

D’autres Cambridge Analytica

sont­ils possibles?

Oui. La société a fermé, mais ses

technologies et ses tactiques n’ont

pas disparu. Que se passera­t­il la

prochaine fois, quand la Corée du

Nord aura créé sa propre Cam­

bridge Analytica? Ou l’Iran, ou la

Chine, ou même un pays « ami »?

Si un bombardier russe survole

la France pour larguer des tracts à

la veille d’une élection, il y a de

fortes chances que l’armée fran­

çaise lui tire dessus. Mais si exac­

tement la même chose se produit

dans le cyberespace, subitement,

plus personne ne sait comment

réagir. Ma grande crainte est que

ces opérations d’influence ne de­

viennent la norme dans tous les

pays. La désinformation, de gau­

che comme de droite, est toujours

l’information la plus aisément ac­

cessible. L’information de qualité

est en général derrière un paywall

[accès payant], et la propagande

est toujours gratuite.

Finalement, la seule entité qui

semble agir directement

pour limiter la désinformation

reste Facebook. L’entreprise

a démantelé plusieurs réseaux

de désinformation ces

dernières années...

C’est vrai. Mais vous, Français,

voulez­vous vraiment déléguer la

gestion de votre vie politique en

ligne à une entreprise califor­

nienne gérée par une bande de

A Paris, lundi 9 mars. THOMAS SAMSON/AFP

« Ma grande

crainte est que

ces opérations

d’influence ne

deviennent

la norme dans

tous les pays »

LES  DATES

2013

Création de la société d’analyse

de données britannique

Cambridge Analytica.

2016

La société britannique collabore

à la campagne de Donald Trump

et pour le Brexit.

MARS  2018

Le Guardian et Channel 4

révèlent l’étendue des activités

de l’entreprise et le fait qu’elle a

utilisé illégalement les données

Facebook de près de 80 millions

d’internautes.

2  MAI  2018

Faillite et fermeture

de Cambridge Analytica.

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