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INTERNATIONAL
JEUDI 12 MARS 2020
0123
moscou correspondant
J
usqu’à présent interdite par
la Constitution et rejetée par
le principal intéressé, l’hy
pothèse d’un maintien au
pouvoir de Vladimir Poutine
après la fin de son mandat,
en 2024, est désormais de l’ordre
du possible. Elle marque une rup
ture nette, le Kremlin ayant tou
jours fait de cette éventualité
un tabou. Formellement, c’est
la Douma qui a pris l’initiative,
mardi 10 mars, de manière totale
ment inattendue. A l’issue d’une
mise en scène savamment or
chestrée, le Parlement russe a
ainsi voté un amendement cons
titutionnel ad hoc, qui permettra
à l’actuel président de briguer
deux nouveaux mandats.
M. Poutine est toutefois venu
s’exprimer devant les députés
pour appuyer cette modification
constitutionnelle. Le président a
reconnu que « les Russes doivent
avoir, dans n’importe quelle élec
tion, le choix », mais il a estimé
que « la stabilité est peutêtre plus
importante », citant aussi les « me
naces sécuritaires et économi
ques ». Le chef de l’Etat, 67 ans, au
pouvoir depuis 2000, a rappelé
que ce changement des textes de
vait recevoir l’agrément de la
Cour constitutionnelle, et obtenir
le soutien de la population lors
d’un « vote populaire » organisé le
22 avril. Ces deux étapes sont tou
tefois de l’ordre de la formalité.
Immédiatement après l’inter
vention du président, le texte a
reçu l’approbation de 380 dépu
tés. Les 44 élus communistes ont
voté contre. Cet amendement tire
prétexte de la modification en
cours de la Constitution, lancée
par Vladimir Poutine luimême,
le 15 janvier, pour estimer que le
nombre de mandats effectués par
l’actuel président doit être « remis
à zéro » par l’adoption de la ré
forme constitutionnelle. En clair,
les mandats effectués sous le ré
gime de l’ancienne Constitution
ne compteraient pas. L’hypothèse
d’un maintien au pouvoir avait
été exclue à plusieurs reprises par
Vladimir Poutine ces dernières
années, le président allant même
jusqu’à évoquer le risque, pour les
dirigeants s’accrochant au pou
voir, de « détruire » leur pays.
En 2008, le chef du Kremlin avait
choisi une autre solution : plutôt
que de modifier la Constitution, il
avait échangé son fauteuil avec ce
lui de son premier ministre, Dmi
tri Medvedev. Mardi, il a main
tenu une part de suspense quant à
son choix futur, lançant aux dé
putés : « Nous allons faire beau
coup de bonnes choses au moins
jusqu’à 2024, et après, on verra. »
« Techniquement un putsch »
Un sondage du centre Levada af
firmait, fin janvier, que 27 % des
Russes soutenaient cette possibi
lité pour M. Poutine d’effectuer un
nouveau mandat. Mais, signe de
sa faiblesse face à ce tour de force
institutionnel, l’opposition n’a ap
pelé à une manifestation que pour
le 21 mars. « Techniquement, ce qui
s’est passé est un putsch », a écrit
sur Twitter l’un des adjoints de
l’opposant Alexeï Navalny appe
lant à la mobilisation. La mairie de
Moscou a toutefois interdit pour
un mois, ce 10 mars, les rassem
blements publics de plus de
5 000 personnes, pour lutter con
tre l’épidémie due au coronavirus.
Depuis le 15 janvier, date à la
quelle a été lancé le chantier cons
titutionnel, les autorités ont agi
avec une hâte frisant l’improvisa
tion, multipliant les annonces et
bousculant les calendriers.
La journée de mardi aura été à
ce titre exemplaire. Le Parlement
devait en effet se prononcer sur
l’introduction de nombreux
amendements, proposés par le
Kremlin, à la Constitution de 1993.
La réforme des règles pour 2024
n’en faisait pas partie. L’initiative
est venue de la députée Valentina
Terechkova, 83 ans, ancienne cos
monaute et première femme à
avoir effectué un vol dans l’espace,
en 1963, dernière intervenante de
la journée. Voix chevrotante, cette
élue du parti au pouvoir a évoqué
les discussions en cours sur le
meilleur rôle à offrir à M. Poutine
dans l’avenir : « Pourquoi tourner
autour du pot? Pourquoi imaginer
des constructions artificielles? Re
gardons les choses honnêtement :
si les gens le veulent et si la situa
tion l’exige, il faut permettre au
président en exercice de se présen
ter de nouveau à ce poste. »
Le speaker de la Douma propose
alors une interruption de séance,
pendant laquelle cette idée en ap
parence spontanée se voit trans
formée en proposition écrite
d’amendement. Tout aussi ra
pide, Vladimir Poutine arrive à la
tribune du Parlement. Il remercie
Mme Terechkova et juge son idée
« faisable ». « Le temps viendra où
le pouvoir présidentiel suprême ne
sera plus aussi personnifié », assu
retil, mais, pour le président,
la Russie a vécu dans son histoire
« assez de révolutions ».
Une demiheure plus tard, les
élus votent, adoptant d’un même
mouvement l’amendement en
question et l’ensemble de la ré
forme constitutionnelle. Dès le
lendemain, mercredi, le vote en
troisième lecture est bouclé, cette
fois sans voix contre.
Poutine ou non, cette réforme
va fixer le cadre institutionnel
pour les années à venir − « pour
trente ou cinquante ans », a même
voulu croire le président. Le texte
adopté n’a plus grandchose à
voir avec le léger rééquili
brage institutionnel annoncé par
le chef du Kremlin en janvier.
Ce dernier, citant le besoin de
« changement » exprimé, selon
lui, par la population, promettait
alors d’offrir des pouvoirs supplé
mentaires au Parlement, avec no
tamment un rôle accru dans la
désignation du premier ministre.
Deux mois plus tard, c’est l’in
verse qui se dessine. Les textes
concoctés par le Kremlin offrent
des prérogatives très renforcées
au président. Celuici sera désor
mais autorisé à choisir tous les ju
ges de l’échelon fédéral, y compris
ceux de la Cour suprême. Il s’im
pose aussi sur les différents ni
veaux de pouvoir local, théori
quement autonomes, mais dont
les compétences sont rognées et
dont les représentants peuvent
être révoqués.
Grands principes contredits
La « gestion générale du gouver
nement » est explicitement trans
férée au Kremlin, ce qui relègue
le premier ministre au rôle de
simple exécutant. Dans un cer
tain nombre de domaines réga
liens (intérieur, défense, sécurité
d’Etat, justice, affaires étrangè
res, situations d’urgence), c’est
même le président luimême qui
nommera les ministres.
Plusieurs de ces mesures
contredisent les grands principes
constitutionnels définis dans
les premiers chapitres de la loi
fondamentale, dont la réécriture
est plus difficile.
L’hypothèse d’un départ de
M. Poutine du pouvoir est tou
tefois également intégrée. Dans
cette éventualité, la nouvelle
Constitution offrira un certain
nombre de garanties au sortant,
dont une immunité renforcée,
un poste de sénateur à vie et le
droit de nommer trente représen
tants au Conseil de la Fédération,
dont sept à vie. La création d’un
Conseil d’Etat aux compétences
proches de celles du président,
mais aux attributions précises
encore à définir, offre une alterna
tive, celle d’un retrait du prési
dent gardant toutefois une forme
de contrôle sur son successeur.
Dans le même temps, un certain
nombre d’amendements à portée
symbolique devraient faire leur
entrée dans la Constitution. Ainsi
de la « foi en Dieu », de l’interdic
tion du mariage homosexuel ou
de la protection par l’Etat de la
« vérité historique ». Selon la prési
dente de la Commission électorale
centrale, il s’agit de graver dans le
marbre « l’héritage politique » de
Vladimir Poutine, si celuici venait
à abandonner le pouvoir. La possi
bilité pour la Cour suprême de su
bordonner les normes internatio
nales aux lois russes peut aussi
entrer dans cette catégorie.
Pour d’autres sources, ces
amendements d’orientation
« conservatrice » doivent aider
à mobiliser l’électorat pour le
scrutin du 22 avril. Ce vote aux
contours flous, qui devrait se
dérouler en l’absence des obser
vateurs habituels, mobilisait
pour l’heure peu les foules.
Nul doute qu’il se transformera
en plébiscite sur la personne de
Vladimir Poutine, avec dans
les têtes une nouvelle échéance,
celle de 2036 : le terme du dou
ble mandat présidentiel rendu
possible par la refonte de la
Constitution.
benoît vitkine
Le président
russe, Vladimir
Poutine,
à son arrivée
à la Douma,
avant
l’adoption
de la réforme
de la
Constitution,
le 10 mars.
PAVEL GOLOVKIN/AP
« Les Russes
doivent avoir,
dans n’importe
quelle élection, le
choix. La stabilité
est peut-être plus
importante »
VLADIMIR POUTINE
président russe
Vladimir Poutine, le pouvoir sans limite
Le président russe pourra effectuer deux nouveaux mandats, d’après la refonte en cours de la Constitution
LES DATES
2000
La prise en main
Inconnu lorsqu’il prend la tête
du gouvernement, en 1999,
Vladimir Poutine s’impose à la
faveur de la guerre en Tchétché-
nie. Héritier de Boris Eltsine,
il installe son contrôle sur la
télévision et sur les oligarques,
par le biais de l’affaire Ioukos.
2004
Les premières tensions
L’augmentation du prix des hy-
drocarbures permet une amélio-
ration du niveau de vie des Rus-
ses. Les premières tensions
avec l’Occident s’esquissent.
2008
La continuité
Interdit de se représenter à la
présidence, M. Poutine échange
son fauteuil avec son premier mi-
nistre, Dmitri Medvedev. Il reste
le vrai maître du pays et conduit
la guerre en Géorgie de 2008.
2012
La carte nationaliste
Le retour au Kremlin de M. Pou-
tine s’accompagne de manifes-
tations importantes. L’économie
se dégrade. En 2014, la Russie
annexe la Crimée et lance une
guerre en Ukraine, puis s’impose
sur la scène internationale
à la faveur du conflit en Syrie.
DEPUIS 2018
L’autoritarisme assumé
Le tournant autoritaire et
conservateur engagé dès 2014
s’accroît, avec l’adoption de
textes de plus en plus répressifs.
Vladimir Poutine s’octroie le droit
de rester au pouvoir après 2024.
Un sondage
affirmait,
fin janvier, que
27 % des Russes
soutenaient
la possibilité d’un
nouveau mandat
pour Poutine