Le Monde - 12.03.2020

(Tina Meador) #1

32 |idées JEUDI 12 MARS 2020


0123


HISTOIRE D’UNE NOTION


A


lors que l’écologie s’impose
comme le thème central des élec­
tions municipales, les notions de
« bien commun » et de « com­
mun », déjà présentes lors du scrutin prési­
dentiel de 2017, sont encore largement mobi­
lisées cette année dans les discours et jus­
qu’aux intitulés des listes électorales.
Mais que recouvre précisément un com­
mun, en particulier dans un contexte munici­
pal? Hasard du calendrier, vient de paraître en
France la traduction du discours prononcé à
Stockholm par la politiste américaine Elinor
Ostrom (1933­2012), première femme récom­
pensée en 2009 par le prix Nobel d’économie
pour ses recherches sur les communs (Dis­
cours de Stockholm, C & F, 118 p., 16 €). Ce texte
ainsi que la préface de l’économiste Benjamin
Coriat éclairent opportunément les enjeux
d’une notion qui ouvre de nombreux champs
dans le monde des idées à l’heure où l’huma­

nité est confrontée à des crises sociales et éco­
logiques majeures.
L’histoire des communs commence dans
les campagnes, où l’organisation des usages
du sol prime, jusqu’à la fin du Moyen Age, sur
la notion de propriété. Des règles y définis­
sent alors l’accès aux ressources – pâturages,
étangs, forêts – en fonction de deux impéra­
tifs : garantir les droits de chacun tout en évi­
tant la surexploitation. Ces pratiques décli­
nent au fur et à mesure que se développent la
règle des « enclosures » et la propriété privée.
Pour la grande majorité des économistes du
XXe siècle, la préservation des ressources na­
turelles passe soit par le marché (en privati­
sant le bien), soit par l’Etat qui peut en régle­
menter son accès et son usage.
Dans les années 1990, Elinor Ostrom ouvre
une brèche dans ce modèle dominant. A par­
tir d’observations de terrain – des groupes de
pêcheurs exploitant des zones littorales, des
agriculteurs partageant un système d’irriga­
tion au Népal... –, elle montre que, partout

dans le monde, des communautés sont capa­
bles d’organiser durablement des « règles
d’usage » afin de garantir à la fois la survie des
habitants et la préservation d’un réservoir de
ressources pour les générations suivantes.
Mais de telles organisations ne s’improvi­
sent pas. L’un des principaux apports des tra­
vaux d’Ostrom est d’abord méthodologique.
Dans son discours, elle s’attache d’ailleurs à
décrire minutieusement la grille d’analyse qui
lui a permis d’examiner selon les mêmes prin­
cipes l’ensemble des expériences. La péren­
nité d’un commun repose sur l’existence
d’une communauté capable de définir des rè­
gles pour distribuer à chacun les droits d’accès
à la ressource. Elle s’appuie aussi sur huit prin­
cipes de gouvernance pour éviter la surexploi­
tation : prévoir des sanctions graduées, défi­
nir qui peut ajuster les règles...

Valeur d’usage et valeur d’échange
En privilégiant la valeur d’usage sur la valeur
d’échange, le modèle du commun ouvre une
troisième voie entre le contrôle par l’Etat et les
mécanismes du marché. Il fait l’objet de nom­
breuses expériences à travers le monde, dans
des domaines variés, et en particulier dans les
villes où « les communs urbains sont en passe
de devenir un outil de projet incontournable
pour imaginer et renouveler une partie de la
production urbaine », estime l’urbaniste Cécile
Diguet dans une note publiée en juillet 2019
par l’Institut Paris Région.
Qu’il s’agisse de jardins partagés, de coopé­
ratives citoyennes de production d’énergie, de
cafés associatifs, d’habitats groupés ou d’ate­
liers de réparation collectifs, ces projets sont
organisés par des groupes d’habitants, en rup­
ture avec la privatisation de services et d’espa­

ces publics, dans une démarche solidaire ou
de transition écologique.
Pour autant un commun n’est pas forcé­
ment en concurrence avec l’acteur public. Des
chercheurs de l’université américaine de
Georgetown ont créé une base de données au
sein du LabGov (Laboratory for the Gover­
nance of the City as a Commons), qui recense
plus de 400 initiatives dans 130 villes. Leurs
travaux montrent qu’une municipalité peut
faciliter l’organisation de communs dans le
cadre de « partenariats public­commun », en
particulier pour préserver un bien commun
universel. Ainsi, en Italie, Naples est passée,
pour la gestion de son réseau d’eau potable,
d’un modèle privé à une gouvernance hori­
zontale à laquelle sont associés des habitants.
De son côté, le conseil municipal de Bologne a
approuvé en 2014 un « règlement pour l’admi­
nistration partagée des communs urbains ».
Cette charte est aujourd’hui ratifiée par plus
d’une centaine de communes italiennes.
A travers l’action collective, c’est bien un
projet de réappropriation de la politique qui
est en œuvre, et que les élus peuvent accom­
pagner. Benjamin Coriat voit d’ailleurs dans
l’« extraordinaire vitalité » des communs ur­
bains « l’origine de la renaissance d’un nou­
veau municipalisme, qui nourrit lui­même le
renouveau de la citoyenneté ». En France, un
collectif d’organisations documente outils et
propositions sur le site Politiques des com­
muns, dans la perspective des élections muni­
cipales. Selon lui, cette dynamique appelle à
une « transformation de la culture politique de
l’administration, des élus et des habitants ». Un
renouvellement de la démocratie locale dont
une large part reste à inventer.
claire legros

À TRAVERS L’ACTION 


COLLECTIVE, C’EST 


BIEN UN PROJET DE 


RÉAPPROPRIATION 


DE LA POLITIQUE 


QUI EST EN ŒUVRE


L ES C O M M U N S


Employés jusqu’à la fin du Moyen Age dans les campagnes,
où ils organisaient le partage des biens naturels tels que pâturages et étangs,
les communs ont investi les villes où ils ouvrent de nouvelles approches
économique et politique pour redonner du souffle à la démocratie locale

LE  GRAND  CIRQUE 
ÉLECTORAL,  UNE 
HISTOIRE  VISUELLE 
DES  ÉLECTIONS 
ET  DE  LEURS 
CONTESTATIONS
de Zvonimir Novak
L’Echappée,
240 pages, 29 euros

On se lève... | par giulia d’anna


L’HISTOIRE ROCAMBOLESQUE DES ÉLECTIONS


LIVRE


A


quelques jours des élec­
tions municipales, lire Le
Grand Cirque électoral,
fruit d’un long travail de recher­
che iconographique, permet de
découvrir l’histoire rocamboles­
que du processus électoral fran­
çais. Grâce à un style enlevé, à la
manière des journaux satiriques
du XIXe siècle, Zvonimir Novak,
spécialiste de l’image politique,
nous rappelle qu’élections et
démocratie n’ont pas toujours
fait bon ménage.
Et cela dès la mise en place du
premier scrutin universel : « Le
25 février 1848, (...) la France se
lance dans une aventure insensée,
une première mondiale où plus de
7 830 000 électeurs masculins se
déplacent à pied, en charrette ou
en carrosse pour participer aux
législatives. » Mais en juillet, sitôt
cet exploit accompli, on découvre
qu’il existe déjà une abondante
propagande abstentionniste.
L’anarchiste Proudhon, alors
député, dénonce « l’aristocratie
électorale ». Quelques décennies
plus tard, en 1888, Le Figaro publie

la tribune d’un certain Octave
Mirbeau, intitulée « La grève des
électeurs! », qui fera date.
Même l’isoloir, cet abri de la dé­
mocratie dont l’évidence s’im­
pose aujourd’hui, fut conspué
lors de son apparition. Et l’auteur
de donner quelques exemples.
Ainsi du banquier, préfet et séna­
teur Charles Ferry qui s’exclame à
l’Assemblée : « Pourquoi inventez­
vous ces chinoiseries? » Le comte
de Martimprey, lui, demande
avec le plus grand sérieux : « Com­
ment voteront les manchots? »
Derrière cette comédie jouée par
les parlementaires, pointe une
vive inquiétude : « L’électeur qui
désormais accomplit son devoir
derrière les rideaux ne risque­t­il
pas de mal voter? »

Hypnotiseur et candidat
L’élection est un cirque qui a ses
saltimbanques. Zvonimir Novak
exhume le souvenir d’étonnants
candidats tentés par l’aventure
électorale. L’histoire ne les a pas
tous retenus, mais, dans le lot, cer­
tains sont magnifiques. Tel Clovis
Hugues, ancien de la Commune
de Marseille, premier élu d’un

parti ouvrier en 1881, journaliste et
romancier, passé du socialisme au
boulangisme en incontrôlable fli­
bustier de la vie politique ; ou
Paulin Gagne, hypnotiseur, versi­
ficateur et auteur d’une impro­
bable Marseillaise de la carotte.
Au fil des pages, les affiches des
candidats, dont les noms s’étalent
en majestueuse typographie, cè­
dent la place à une propagande qui
a recours à la photo et aux techni­
ques de la publicité. Censée appor­
ter au candidat l’assurance d’une
victoire, cette professionnalisa­
tion de la campagne politique est
plus ancienne qu’on pourrait le
penser. Un siècle avant l’opération
« Giscard à la barre » menée par
Marielle de Sarnez et popularisée
par le tee­shirt de Brigitte Bardot,
le général Boulanger fut le pre­
mier, en 1888, à importer les mé­
thodes de communication com­
merciale étudiées aux Etats­Unis.
Dans ce Grand Cirque électoral,
rien n’est oublié. Ni les détour­
nements d’artistes ni l’impact de
la pilosité sur l’attention des
masses. Un rappel historique
réjouissant.
sylvain peirani

U


ne règle non écrite de la poli­
tique américaine veut qu’un
socialiste ne puisse jamais
accéder à de hautes fonctions natio­
nales. Pourtant, aujourd’hui, un « so­
cialiste démocratique » autopro­
clamé, le sénateur Bernie Sanders, est
l’un des deux principaux candidats à
l’investiture démocrate.
La dynamique en faveur de Sanders
reflète un désir de solutions radicales
à des problèmes graves. Après 1945,
l’économie est devenue plus produc­
tive et les salaires des travailleurs de
tout niveau ont augmenté de plus de
2 % par an en moyenne. Mais depuis
quarante ans, l’augmentation de la
productivité est atone et une part
croissante des gains est accaparée par
les propriétaires de capital et les plus
éduqués, les salaires médians
stagnent, ceux des travailleurs peu
qualifiés diminuent. Les 0,1 % les plus
riches concentrent aujourd’hui plus
de 11 % du revenu national, contre
environ 2,5 % dans les années 1970.
Le socialisme démocratique offre­
t­il un remède? Considérant l’écono­
mie de marché comme incorrigible,
sa solution est d’en réduire la base, la
propriété privée des moyens de pro­
duction, en prônant une démocratie
économique où les entreprises
seraient contrôlées soit par les
travailleurs, soit par une structure
administrative dépendante de l’Etat.
Mais, dans le débat américain
actuel, le socialisme démocratique
est amalgamé à la social­démocratie
scandinave, que Bernie Sanders cite
comme modèle. Il existe en fait des
différences profondes entre les deux.
Le Parti social­démocrate suédois
(SAP) a pris ses distances dès le début
du XXe siècle avec l’idéologie
marxiste. L’un de ses fondateurs,
Hjalmar Branting (1860­1925), offre
une plate­forme politique attrayante
aux ouvriers, mais aussi à la classe
moyenne. Le SAP accède au pouvoir
par des moyens démocratiques, avec
41,7 % des voix aux élections de 1932.
Il réunit, en 1938, les représentants

des entreprises, des syndicats, des
agriculteurs et du gouvernement
dans la ville balnéaire de Saltsjöba­
den, lançant une ère de coopération
qui a défini l’économie suédoise pen­
dant des décennies.
Dans le modèle Rehn­Meidner (du
nom des deux économistes qui le for­
malisent en 1951), syndicats et patro­
nat négocient les salaires à l’échelle
d’un secteur, tandis que l’Etat mène
des politiques de l’emploi et de la
protection sociale actives, investit
dans la formation des travailleurs et
l’éducation publique. Tous les tra­
vailleurs qui font le même travail
étant payés le même salaire, quel que
soit leur niveau de compétence ou la
rentabilité de leur entreprise, les plus
productives d’entre elles peuvent
croître au détriment de leurs concur­
rentes moins compétitives, rendant
ainsi les firmes suédoises très
concurrentielles à l’exportation.

Le fondement de la prospérité
La social­démocratie est devenue le
fondement de la prospérité d’après­
guerre partout dans le monde indus­
trialisé. Y compris aux Etats­Unis, où
le New Deal et les réformes ultérieu­
res ont introduit la négociation
collective, la protection sociale et
l’éducation publique.
Mais lorsque les politiques se sont
détournées de ce pacte, les choses
ont, en général, mal tourné. Dans les
années 1960, les syndicats suédois,
influencés par l’extrême gauche, exi­
gent un contrôle direct des bénéfices,
ce qui conduit à la mise en place de
« fonds salariés » auxquels sont attri­
bués une partie des bénéfices sous la
forme d’émissions d’actions, ce qui
fausse les incitations à l’investisse­
ment et à la productivité. Au début
des années 1990, ce système est aban­
donné. Lorsque les partis de droite,
eux aussi, s’écartent du pacte social­
démocrate, les résultats sont tout
aussi mauvais : les inégalités s’ac­
croissent, les filets de sécurité sont
mis en pièces, la productivité stagne.
Pour limiter la concentration du
pouvoir de marché, renforcer celui
des travailleurs et les filets de sécurité
sociale, développer les services pu­
blics et les technologies inclusives, les
Etats­Unis n’ont besoin ni de
fondamentalisme de marché ni de
socialisme démocratique, mais de
social­démocratie.
Traduit de l’anglais par
Timothée Demont

Daron Acemoglu est professeur
d’économie au MIT
Copyright : Project Syndicate, 2020

CHRONIQUE |PROJECT SYNDICATE 


L’erreur de Bernie Sanders


DANS LE DÉBAT AMÉRICAIN, 


LE SOCIALISME 


DÉMOCRATIQUE EST 


AMALGAMÉ À LA 


SOCIAL­DÉMOCRATIE 


DES PAYS SCANDINAVES, QUE 


SANDERS CITE EN MODÈLE

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