Les Echos - 03.03.2020

(Dana P.) #1

Ethique des affaires : une délicate mise en œuvre


Delphine Iweins
@DelphineIweins

Dans son rapport transmis à Bercy
le 21 février, le Conseil général de
l’économie dresse un bilan mitigé
de la loi relative au devoir de vigi-
lance des sociétés mères et entre-
prises donneuses d’ordre de mars


  1. Cette législation vise à impo-
    ser aux multinationales de plus de
    5.000 salariés, dont le siège social
    est en France, de veiller au respect
    des droits humains et des libertés
    fondamentales dans toutes leurs
    activités partout dans le monde.
    Les bons sentiments sont tou-
    jours difficiles à appliquer en droit.
    Juste avant l’adoption définitive du
    texte, le Conseil constitutionnel
    avait déjà censuré l’amende civile
    plafonnée à 10 millions d’euros vou-
    lue par les députés. Le décret
    d’application qui devait préciser
    certains aspects de la loi n’a, quant à
    lui, jamais été publié à ce jour. C’est
    dans ce c ontexte qu’ONG, s yndicats
    et associations tentent de faire res-
    pecter le devoir de vigilance. Sans
    grand succès pour le moment.
    Leur bras de fer avec Total en est
    le dernier exemple en date. Les
    Amis de la Terre France, Survie et
    quatre autres associations ougan-
    daises ont assigné le géant pétrolier
    devant le juge des référés du tribu-
    nal judiciaire de Nanterre. Elles
    pointaient du doigt l’insuffisance
    des mesures de vigilance mises en
    œuvre dans le cadre des forages de
    419 puits de pétrole près du lac


Albert en Ouganda et d e la construc-
tion d’un oléoduc de 1.445 km tra-
versant ce pays et la Tanzanie. Lors
d’une audience le 12 décembre 2019,
les ONG espéraient empêcher « un
désastre e nvironnemental en
Ouganda ». Peine perdue : le juge
des référés s’est déclaré incompé-
tent le 30 janvier. « Constatant que
l’élaboration et la mise en œuvre du
plan de vigilance » de Total « partici-
pent directement du fonctionnement
des sociétés commerciales et font par-
tie intégrante de leur gestion », le tri-
bunal judiciaire de Nanterre a ren-
voyé l’affaire vers le tribunal de
commerce, comme l’avait demandé
le géant pétrolier lors de l’audience.
Ce n’est pas le premier revers
auquel les associations doivent
faire face. En juillet 2019, Sherpa et
la fédération syndicale internatio-
nale UNI Global Union s’étaient
déjà h eurtées a u mur de Teleperfor-
mance. D’après eux, le géant mon-
dial des centres d’appels a passé
sous silence les risques liés aux
droits humains dans ses filiales
étrangères. Les ONG l’ont mis for-
mellement en demeure d’y remé-
dier. Teleperformance a argué qu’il
« travaille quotidiennement en
étroite collaboration avec l’ensemble
de ses parties prenantes internes et
externes afin de publier un plan de
vigilance enrichi et détaillé ». Circu-
lez, il n’y a plus rien à voir.
La loi sur le devoir de vigilance
serait-elle alors vouée à rester lettre
morte? N’était-elle qu’une réponse
du législateur français à l’émotion

suscitée par le drame de l’effondre-
ment de l’immeuble Rana Plaza au
Bangladesh, provoquant la mort de
1.127 ouvriers de l’industrie textile?
Pas si sûr. « La notion de mise en
œuvre effective prévue par la loi sup-
pose qu’à partir du moment où le
donneur d’ordre a connaissance
d’une information selon laquelle un
prestataire ne respecte pas les libertés
fondamentales et l’environnement, il
se place dans une situation à risque »,
précise Philippe Métais, avocat
associé du cabinet White & Case.
Comment alors limiter ces ris-
ques? En plus de scruter leur pro-
cessus de production, de faire appel
à des experts afin d’apporter des
preuves du bon respect du devoir de
vigilance et d’arrêter une relation
contractuelle au moindre doute, les
entreprises ont tout intérêt à asso-
cier les ONG.
D’autant que, depuis 2017, l’étau
se resserre sur toutes les organisa-
tions, pas seulement celles visées
par la loi. L’éthique des affaires est
désormais inscrite dans le Code
civil sous la dénomination de « rai-
son d’être ». Portées par cette ten-
dance, les ONG décident d’utiliser
tous les moyens juridiques pour
faire respecter ces principes. Ainsi,
Samsung Electronic France s’est vu
signifier sa mise en examen pour
pratiques commerciales trompeu-
ses en avril 2019. D’après Sherpa et
ActionAid France-Peuples Solidai-
res, le groupe international n’aurait
pas respecté ses engagements éthi-
ques pourtant proclamés sur son

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


La loi sur le devoir de


vigilance date de 2017.


Pourtant, à ce stade,


aucune ONG n’est


parvenue à faire


condamner une


entreprise pour


manquement à


l’application des


droits humains ou


environnementaux.


La crainte que


les consommateurs


ou les futurs salariés


ne se détournent


des entreprises mises


à l’index semble bien


plus efficace.


Kristelle Rodeia

pour «Les

Echos»

LE
COMMENTAIRE


de Gilles Babinet


Cessons de sous-estimer les cyberattaques


P


ourquoi vouloir lire un
ouvrage de fiction si la réalité
s’avère plus encore stupé-
fiante, voire vertigineuse? C’est un
sentiment qu’ont partagé ceux qui,
comme moi, ont lu l’ouvrage récem-
ment publié « Sandworm » (*) : celui
d’être déstabilisé par l’ampleur qu’a
prise la cyberguerre dans les conflits
entre Etats, par la fragilité évidente
que représentent les systèmes éco-
nomiques les plus essentiels au fonc-
tionnement d’un pays ; centrales
énergétiques, réseaux de distribu-
tion, système postal, supply-chain
alimentaire, système ferroviaire...
Ceux qui continuent à penser que les
virus et autres attaques des systèmes
d’information sont le fait de post-
adolescents en mal de frissons ou de
reconnaissance seraient particuliè-
rement bien avisés de réviser leurs
jugements. Car non seulement cet
ouvrage est remarquablement éclai-

ment de notre économie, de notre
société puissent être déjà infestés par
des logiciels dormants, qui n’atten-
dent que d’être activés par des cellu-
les cybermilitaires qui le feront lors-
que le contexte politique le justifiera.
Ce qui est particulier dans cet
ouvrage est qu’il met en évidence la
fragilité de ces systèmes, leur presque
impossibilité à se protéger ; à tel point
que l’une des principales recomman-
dations – le directeur de l’Agence
nationale de la sécurité des systèmes
d’information française m’a con-
firmé être sur une ligne proche – con-
siste, pour les systèmes industriels, à
retourner à des dispositifs électromé-
caniques dignes des années 1970. Et
concernant les flux logistiques, à
revenir aux bons vieux carnets à sou-
ches avec feuilles carbone (ceux de
ma génération comprendront).
Les cyberarmes sont aujourd’hui
massivement répandues et quelques

Etats les ont mises au cœur de leur
doctrine stratégique. La Russie est de
fait la grande accusée de Sandworm :
elle utiliserait le numérique là où une
déstabilisation ciblée et un enlise-
ment contrôlé lui apparaîtraient plus
efficaces qu’une agression ouverte, là
où il convient de préserver un statut
de conflit larvé pour éviter une stabi-
lisation qui lui serait défavorable,
comme c’est le cas en Ukraine, un
pays que la Russie a commencé à
agresser lorsqu’il a été question qu’il
se rapproche de l’Europe et de l’Otan.
Les mises en garde d’Andy Green-
berg ne s’arrêtent pas là, et vraies ou
exagérées, elles sont alarmantes :
ainsi, pour lui, seuls les Etats-Unis et
la Russie auraient réalisé les inves-
tissements nécessaires pour se pro-
téger un tant soit peu de ces mena-
ces. L’Afrique serait en outre un
terrain de jeu de prédilection de ces
cyberagresseurs. On regrette

d’ailleurs qu’il n’évoque à aucun
moment le lien qu’il peut désormais
y avoir entre désinformation et sys-
tème d’armes. Ainsi, différents cher-
cheurs ont mis en exergue le fait
qu’au Sahel des contenus avaient été
mis en avant sur les médias sociaux
afin de dresser les communautés les
unes contre les autres.
Tout cela renforce évidemment
l’idée que nous traverserions un
« instant dystopique » depuis quel-
ques années et devrait nous pousser
à élargir notre cyberdoctrine à l’aune
de ces menaces sur nos systèmes
économiques en intégrant l es enjeux
de déstabilisation par les fausses
nouvelles dans les médias sociaux.

Gilles Babinet est entrepreneur


* « Sandworm : A New Era of Cyberwar
and t he Hunt for the Kremlin’s Most Dan-
gerous Hackers », par Andy Greenberg

rant sur le rôle prédominant des
nations dans les cyberguerres et
cyberagressions, mais au-delà, il
nous montre brutalement que c’est

déjà là, ici, maintenant, parmi nous.
L’auteur convoque avec beaucoup de
conviction l’hypothèse que nos systè-
mes d’information les plus critiques,
les plus essentiels au fonctionne-

Ceux qui pensent
que les attaques
des systèmes
d’information
sont le fait de post-
adolescents en mal
de frissons seraient
avisés de réviser
leurs jugements.

D


Les points à retenir



  • Le Conseil général
    de l’économie préconise
    la création d’un service
    de l’Etat dédié
    à l’accompagnement
    des entreprises dans la mise
    en œuvre de la loi sur le devoir
    de vigilance.

  • La loi n’engage que
    la responsabilité civile
    de la maison mère
    et ne prévoit aucune amende.

  • Face à sa difficile
    application, les ONG utilisent
    d’autres moyens juridiques
    pour faire respecter
    l’esprit de la loi

  • L’éthique des affaires a été
    renforcée par l’introduction de
    la «raison d’être» dans le Code
    civil en 2019.


si te Internet. Or ces lignes directri-
ces seraient susceptibles de « cons-
tituer des pratiques commerciales
qui engagent leur émetteur », consi-
dèrent les associations.
Ce lundi, l’Institut australien de
stratégie politique est allé plus loin
en mettant en cause 80 grandes
marques mondiales. Dans un rap-
port, l’ONG constate que des grou-
pes tels qu’A pple, Sony, Samsung,
Nike, H&M ou encore Alstom
auraient eu recours au travail forcé
de Ouïghours dans certaines de
leurs usines en Chine. Le rapport
appelle les entreprises épinglées à «
conduire des enquêtes immédiates et
approfondies sur le respect des droits
de l’homme dans les usines les four-
nissant en Chine ». Les groupes ont
réagi en insistant sur le respect de
leurs engagements en faveurs de
droits fondamentaux.
Le risque de sanction pour les
entreprises est aussi économique.
Car les consommateurs prennent le
relais des ONG. Les questions « Que
faites-vous pour la protection de
l’environnement? » « Quels sont
vos engagements sociaux? »
deviennent fréquentes lors des
entretiens d’embauche. Pour rester
attractif mieux vaut faire preuve de
la plus grande transparence et for-
muler son engagement dans ses sta-
tuts. Certaines entreprises, telles
qu’Atos, Danone, Veolia, Carrefour,
Orange, Michelin, ou encore Yves
Rocher, l’ont bien compris. En cela,
l’esprit de la loi sur le devoir de vigi-
lance a gagné la partie.n

10 // Mardi 3 mars 2020 Les Echos


idées & débats

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