Les Echos - 03.03.2020

(Dana P.) #1

12 // IDEES & DEBATS Mardi 3 mars 2020 Les Echos


art & culture


L’entreprise en folie au Rond-Point


Les trois femmes... Judith Schmertz (Caroline Arrouas), Nora Wurtz (Marie-
Armelle Deguy), Marion Goulon (Anne-Lise Heimburger). Photo Giovanni Cittadini Cesi

Philippe Chevilley
@pchevilley

Dans ses pièces, l’auteur
dramatique Rémi De Vos a
pris l’habitude de s’attaquer
au monde du travail. Avec
« Kadoc », il l’explose carré-
ment en un grand éclat de
rire. Son dernier opus, mis en scène p ar Jean-
Michel Ribes au Théâtre du Rond-Point, est
une farce énorme et hors-norme. Elle mon-
tre comment les névroses et frustrations
d’une entreprise commerciale – répondant
au doux nom de Krump – déteignent sur le
quotidien de trois couples, trois salariés et
leur épouse, jusqu’à les rendre dingues.

Hilarante Marie-Armelle Deguy
Po ur redonner un peu d’ordre à sa vie per-
sonnelle et amadouer sa femme dépressive,
Wurtz, un directeur des ventes tyrannique,
décide d’inviter à dîner son souffre-douleur,
le « sensible » Schmertz et son épouse,
Judith. Mais à la suite d’un quiproquo, il con-
vie un autre de ses subalternes, le sanguin
Goulon et sa femme, Marion... Alors que
Schmertz, perturbé par la gestion d’un épi-
neux dossier et par ses visions matinales
d’un gnome squattant son bureau, croit à
une rencontre piège, Goulon fantasme sur
l’annonce d’une promotion. Le risotto aux
fruits de mer qui va les réunir le samedi soir
suivant promet d’être salé...
« Kadoc » renvoie autant aux codes du
théâtre de l’absurde qu’à ceux du vaudeville
le plus débridé. Pour éviter de verser dans le
boulevard, Jean-Michel Ribes a pris

l’option du décalage maxi-
mum. Il a ainsi confié la scé-
nographie à l’iconoclaste
Sophie Perez. Cette der-
nière a conçu un hall
d’entreprise rétrofuturiste,
doté d’une mezzanine et de
sculptures kitsch arrogan-
tes, comme unique décor.
Pas de frontière entre les scènes au travail et
au foyer. Les deux univers se confondent
inexorablement...
Le plus gros défi pour le metteur en scène
était de réunir une distribution de haut vol,
capable de jouer à fond l’extrême des situa-
tions, avec la distance nécessaire. Sa réussite
en la matière est totale. Entre Gilles Gaston-
Dreyfus (acteur fétiche de Perez et Boussi-
ron) et Anne-Lise Heimburger (remarquée
chez Candel et Achache), Yannik Landrein
(vu chez Luc Bondy) et Caroline Arrouas
(vue chez Marie Rémond), les couples Gou-
lon et Schmertz, dirigés au cordeau, rivali-
sent d’acidité et de fantaisie.
Jacques Bonnaffé se coule à merveille
dans la peau du cadre sup tour à tour triom-
phant (au bureau) et anéanti (chez lui).
Quant à Marie-Armelle Deguy, elle est hila-
rante en Nora, la femme cinglée de Wurtz.
Passant de la léthargie hallucinée à l’hystérie
en mode maladie de la Tourette, puis grim-
pant sur la table en petite tenue pour jouer
la « prostituée du capitalisme », elle trans-
forme le dîner final en un monument de
comédie trash... « Kadoc » est sans doute la
meilleure catharsis que puisse s’offrir actuel-
lement un salarié malheureux, voire simple-
ment stressé...n

THÉÂTRE
Kadoc
de Rémi De Vos
Mise en scène par Jean-
Michel Ribes.
Théâtre du Rond-Point,
Paris (01 44 95 98 21),
jusqu’au 5 avril. 1 h 30.

Le goût amer du « citrange »


Thierry Gandillot
@thgandillot

Coup de foudre en Alsace.
En 1944, Mathilde, dix-neuf
ans, une belle fille joyeuse et
robuste, tombe amoureuse d’Amine, sédui-
sant commandant marocain de l’armée
française, plus âgé qu’elle. A dix-neuf ans,
Mathilde a envie de vivre l’aventure, enfin.
Après leur mariage éclair, c’est le départ p our
le Maroc. Pour la jeune femme qui avait fan-
tasmé une vie idyllique dans une « Afrique »
de rêve, les déceptions s’accumulent. En
attendant qu’A mine puisse récupérer la
ferme de son père, Mathilde s’installe dans sa
belle-famille à Meknès. Le choc est brutal, le
mode de vie frugal et la religion pesante.

S’inscrire dans l’Histoire
Puis une fois à la campagne, les terres se
révèlent ingrates, les éléments capricieux.
Toutes les expérimentations agricoles
d’Amine virent au fiasco. L’argent file.
Mathilde doit faire des miracles pour tenir la
maison, habiller les enfants. Son mari se noie
sous le travail, révèle la face dure, violente de
son caractère. A l’école, leur petite Aïcha
subit les humiliations des autres petites filles
qui moquent ses cheveux frisés. Métis, elle
est un peu comme le « citrange », cet oranger
sur lequel son père a greffé une branche de
citronnier. Il y a des bons côtés aussi dans
cette vie souvent austère, et Mathilde, d’un

tempérament tenace, s’en
empare dès qu’elle le peut.
La décolonisation, qui
mènera à l’indépendance
du Maroc, est en marche qui
porte son cortège de violen-
ces. Entre les deux communautés, la tension
monte. Mathilde et Amine se retrouvent pris
entre deux feux.
Après deux romans serrés et acérés situés
dans le Paris contemporain, « Dans le jardin
de l’ogre » en 2014 et « Chanson douce »,
Goncourt reçu en 2016 à l’âge de trente-cinq
ans, Leïla Slimani a voulu se lancer un défi.
Respirer le grand air. Sentir des odeurs nou-
velles. Changer de pays. S’inscrire dans l’His-
toire. Naviguer entre une foule de personna-
ges. La romancière s’inspirera pour l’écrire
de la vie de sa grand-mère et de son grand-
père, des souvenirs d’e nfance de sa mère
aussi. « Le Pays des autres » est une fresque
attachante au goût âpre qui ne cède pas aux
simplifications et multiplie les points de vue.
Elle est portée par un style à la fois sobre et
envoûtant et des personnages c omplexes qui
rêvent d’une vie simple. Ce roman, sous-titré
« La guerre, la guerre, la guerre », est le pre-
mier volet d’une trilogie. Le deuxième se pas-
sera sous Hassan II, pendant les « années de
plomb » 1970-1980, avec Aïcha comme per-
sonnage central ; le troisième, entre 2005
et 2015, avec les enfants d’Aïcha et de son plus
jeune frère Selim. On a hâte de faire leur con-
naissance.n

ROMAN FRANÇAIS
Le Pays des autres
de Leïla Slimani
Gallimard, 366 pages,
20 euros. Sortie le 5 mars

LE POINT
DE VUE


de Brice Soccol


Le 49.3 : faible remède


face aux épidémies


sociétales


L


e 49.3 peut-il être la seule réponse
aux conflits des territoires et des
générations? Certainement pas!
Pour les uns, c’est un levier constitution-
nel levant des obstructions parlementai-
res, engageant la responsabilité du gou-
vernement ; pour les autres c’est un
« passage en force »... C’est aujourd’hui
un article constitutionnel poussé par les
oppositions et mis en œuvre par une
majorité.
Il y aurait pourtant d’autres réponses
possibles, mais encore faudrait-il que
l’on sache poser un diagnostic juste. Une
partie de la France est aujourd’hui
malade, en souffrance de ses change-
ments. Les mouvements sociaux aux-
quels notre pays est confronté sont pas-
sés depuis d es mois par le tamis de toutes
les analyses : sociologiques, anthropolo-
giques, politiques, économiques, psy-
chologiques, etc. Chacune de ces analy-
ses a permis d’éclairer sous un angle
différent ce qui se déroule sous nos yeux,
mais il reste un angle mort. Cet angle
mort, ce sont l’espace et le temps : deux
dimensions fondamentales, à travers
lesquelles nous pensons le monde qui
nous entoure.
Il suffit de regarder les slogans... Du
côté des « gilets jaunes » : « blocage
national contre la hausse du carbu-
rant » ; du côté des syndicats : « pas de
planète, pas de retraite ». L’enjeu pour les
« gilets jaunes » se situait dans le territo-
rial, dans les distances, les proximités,
les maillages, en un mot : l’espace. C’est
l’espace qui a été maltraité, faute d’une
véritable justice territoriale. Et quel est le
vrai sujet des manifestations contre la
réforme des retraites? L’incertitude de
l’avenir, la difficulté à se projeter, en un


sans boussole, sans avenir, la révolte
gronde. D’un côté, TikTok et l’économie
du clic, le dérèglement climatique, la
peur de l’avenir, de l’autre côté, le senti-
ment d’injustice territoriale, les distan-
ces onéreuses des oubliés du monde
périurbain et du monde rural.
Ce qui définit une institution est sa
capacité à être un point de repère et
d’ancrage à la fois dans le temps et dans
l’espace. Or, aujourd’hui, de nombreuses
institutions ne remplissent plus cette
mission, et d’autres points focaux émer-
gent : les réseaux sociaux. Mais ces
réseaux n’ont pas l’intérêt général au
cœur de leur mission et n’existent pas
pour être mis au service du public. C’est
pourquoi la réponse à cette fracture n’est
pas du côté de l’opinion des réseaux
sociaux, ni de celui de la parole prési-
dentielle. Elle est dans notre capacité col-
lective à décloisonner la société, dont les
intérêts particuliers sont devenus autant
de silos qui empêchent toute possibilité
de réforme. Face aux espaces déchirés et
aux temporalités incertaines, le recours
au 49.3 ne sera pas suffisant.
Il importe peu finalement que la
méthode soit consensuelle, abrupte ou
qu’elle s’inscrive dans une stratégie de
contournement ; si une réforme dépasse
les égoïsmes catégoriels, alors elle
doit être proposée et acceptée comme
juste par une majorité de Français.
Aujourd’hui, il n’y aura peut-être pas de
réforme sans 49.3, mais il n’y en aura pas
non plus sans responsabilité partagée
entre le Parlement, les partenaires
sociaux et une majorité des Français.

Brice Soccol est président du cabinet
Public & Private Link.

mot : le temps. C’est le temps qui est mis à
mal, faute d’une véritable justice intergé-
nérationnelle : le futur entre en concur-
rence avec le présent, lorsque les baby-
boomers font peser sur les millénnials la
dette financière et environnementale.
C‘est la convergence des luttes pour sau-
ver la planète et les générations futures.

Fracture spatio-temporelle
La demande temporelle de prévisibilité
et de certitude des uns résonne en écho
au besoin spatial de maillage et de
proximité des autres. Les deux mouve-
ments sociaux qui s’entremêlent sont
les symptômes d’une même crise, d’une
faille spatio-temporelle et pas seule-
ment d’une défiance à l’égard du gou-
vernement. Oui, l’espace et le temps ont
été mis à mal par des politiques publi-
ques inadaptées, parce qu’anachroni-
ques. A la fracture sociale des années
1990 se substitue l a fracture spatio-tem-
porelle de ce début de XXIe sièc le.

L’espace et le temps déstructurés
sont devenus déstructurants et, désor-
mais, ils ne constituent plus des dimen-
sions assez solides et fiables, à travers
lesquelles les citoyens, les usagers et les
consommateurs peuvent penser le
monde qui les entoure. Sans repère,

Si une réforme dépasse
les égoïsmes catégoriels,
alors elle doit être
proposée et acceptée
comme juste par une
majorité de Français.

LE POINT
DE VUE


de Claudine Pons


Corriger l’asymétrie


d’information entre fonds


activistes et entreprises


A


lors que les fonds activistes se
concentraient surtout jusqu’à
ces dernières années aux Etats-
Unis, l’actualité récente montre qu’ils
élargissent aujourd’hui leur activité à
l’Europe et à la France. De grandes entre-
prises comme Casino, Danone, Pernod
Ricard, Renault, SCOR, pour ne citer
qu’elles, ont été l’objet de campagnes
assez violentes de la part de fonds améri-
cains ou français concernant des opéra-
tions financières dans lesquelles ces
entreprises étaient engagées ou qu’elles
refusaient, l’organisation de leur gouver-
nance, leurs performances financières,
voire la compétence de leurs dirigeants
et administrateurs. Les médias ne s’y
trompent pas, qui ont recours à un
vocabulaire guerrier dans la relation
qu’ils en font, avec un mot qui clignote
tel un aveu : « CIBLE ». L’entreprise est
devenue la cible de stratégies opportu-
nistes court-termistes qui détruisent
plus qu’elles ne créent de valeur.


Déstabiliser l’entreprise
Ces attaques visent à imposer aux entre-
prises des décisions que, pour des rai-
sons stratégiques, elles ne veulent pas
prendre, sur fond d’abondance des liqui-
dités sur les marchés financiers, d’appât
de gains significatifs à court terme dans
un univers marqué par le très bas niveau
des taux d’intérêt.
S’il s’agissait d’un rapport de forces
loyal, entrant dans le cadre normal des
échanges entre le management, le con-
seil d’administration et les actionnaires
d’une entreprise, personne n’y trouverait


d’administration et aux actionnaires,
dans les enceintes appropriées : comités
exécutifs, réunions de conseils, assem-
blée générale des actionnaires. Il s’agit
d’informations complexes, qui doivent
être appréciées dans le contexte stratégi-
que, financier et de concurrence dans
lequel s’inscrit l’entreprise, et non faire
l’objet de manipulations sur la place
publique.
Il faut donc corriger cette asymétrie
dans l’information. Un certain nombre
d’actions doivent être à l’initiative de
l’entreprise, qui consisteront à se mettre
en situation de répondre très vite à une
attaque d’un fonds activiste, ce qui néces-
site une certaine préparation « en temps
de paix ». Mais il faut aussi agir sur les
règles qui entourent l’activité de ces
fonds et notamment les contraindre, au
minimum, à avertir assez tôt l’entreprise
de la nature des informations qu’ils
comptent mettre sur la place publique,
sur la source des chiffres et données utili-
sés, ne serait-ce que pour lui laisser le
temps d’y répondre. Il est aussi très
important de faire la transparence sur le
mode de couverture des positions acqui-
ses par les fonds activistes, en amélio-
rant l’information sur les opérations de
vente à découvert et de prêts-emprunts
de titres.
La question des fonds activistes est
une préoccupation montante de la place
de Paris. Il n’est que temps de se saisir
sérieusement de la question.

Claudine Pons est présidente
de l’agence Les Rois Mages.

à redire. Malheureusement, il est sou-
vent mené dans des c onditions qui désta-
bilisent l’entreprise, car il se déroule
aujourd’hui sur la place publique.
Les fonds activistes font de l’asymétrie
d’information une arme redoutable,
mais vaine parce qu’elle détruit plus
qu’elle ne bâtit. Via les médias, ils con-
centrent l’attention de l’opinion sur des
chiffres, des raisonnements, des cons-
tats dont l’entreprise, cible des attaques,
n’a pas toujours eu connaissance, ce qui
la prive des moyens d’anticipation et

d’une réaction immédiate. Ces informa-
tions sont jetées en pâture sans que les
entreprises concernées n’en soient aver-
ties, des courriers confidentiels sont
communiqués aux organes d’informa-
tion avant même que les entreprises, qui
en sont les destinataires, aient eu le
temps de leur apporter des réponses. Et
les réseaux sociaux sont mis à contribu-
tion pour relayer attaques et critiques le
plus largement possible.
Cette situation n’est pas tenable. La
définition de la stratégie d’une entreprise
appartient au management, au conseil

Il faut contraindre
les fonds à avertir
à l’avance l’entreprise
de la nature
des informations
qu’ils comptent mettre
sur la place publique.
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