Les Echos - 03.03.2020

(Dana P.) #1

L’armée de l’ombre de Bernie Sanders


Ni colas Rauline
et Véronique Le Billon
@nrauline et @VLeBillon
—Bureau de New York


L


e soir du 3 février dernier, à l’entrée
d’une école d’un quartier résidentiel
de Des Moines, une dizaine de mili-
tants de Bernie Sanders bravent le froid
polaire qui règne sur l’Iowa. Ils sont arrivés
plus d’une heure avant le « caucus », qui
marque le coup d’envoi de la primaire e t de la
course à la Maison-Blanche. Et ont pris le
soin de passer un pull sous leur tee-shirt
« Bernie ». Avant l’arrivée des électeurs, ils
révisent leurs arguments, déballent les pin’s
et autres goodies qu’ils ont apportés. Dès que
les premiers votants sont là, ils leur expli-
quent comment se déroule le vote, les orien-
tent... Quand les représentants des autres
candidats ne sont que deux ou trois, ils ont
un temps d’avance. « Tous ces jeunes qui nous
ont rejoints, ils savent ce qu’ils font, ils sont
organisés »,
explique Kathy, une militante
qui était déjà de la campagne de 2 016, perdue
face à Hillary Clinton. L’objectif est large-
ment atteint : dans ce bureau de vote com-
posé de classes moyennes, Bernie Sanders
remporte plus de la moitié des voix. Un suc-
cès répliqué dans des dizaines d’autres cir-
conscriptions.


Le pouvoir aux militants
Derrière cette organisation quasi militaire,
une théorie politique inspirée de différents
mouvements : le « big organizing ». Les Indi-
gnés, Podemos, Occupy Wall Street... Durant
la campagne de 2016, le camp Sanders
s’approprie les idées à l’origine de grands
mouvements populaires récents et les appli-
que à la politique américaine. Il s’agit de
mobiliser l’opinion autour de grands thèmes
(l’environnement, la couverture santé uni-
verselle, les inégalités...), d’adopter une orga-


ÉTATS-UNIS//
Le sénateur du Vermont
est en tête des primaires
démocrates avant
d’aborder le « Super
Tuesday », ce mardi.
Le candidat « socialiste »
est devenu le grand favori
pour affronter Donald
Trump en novembre,
porté par un mouvement
populaire patiemment
construit depuis 2016.
Une organisation
particulièrement efficace.

nisation décentralisée qui donne le pouvoir
aux militants et utilise massivement les
réseaux sociaux. « Il ne s’agit plus d’attirer des
personnages publics, des VIP qui vont faire
campagne, mais des milliers d’anonymes, des
militants qui vont relayer le message autour
d’eux », explique Charles Lenchner, cofonda-
teur de The People for Bernie, l’un des mou-
vements qui soutient la candidature de San-
ders, créé en 2016.
« La différence, c ’est qu’il y a quatre ans, Ber-
nie Sanders a adopté ces méthodes en cours de
route, pendant la campagne. Cette fois, il a pu
les appliquer dès l’annonce de sa candidature.
Et ses moyens sont bien plus importants »,
poursuit Charles Lenchner. « Pour réussir
une campagne, il faut à la fois une armée de
volontaires et des professionnels organisés,
nuance Célia Belin, chercheuse à la Broo-
kings Institution. Sanders a les deux, avec des
jeunes qui constituent l’essentiel des volontai-
res, convertissent leurs proches, font du porte-
à-porte, et des professionnels de qualité, qu’il a
pu embaucher grâce aux fonds levés. »
L’exemple de Moumita Ahmed est signi-
ficatif. Cette jeune New-Yorkaise d’origine
bengalie est entrée dans la campagne de
2016 alors qu’elle n’avait aucune expérience
politique. « J’étais engagée localement, je
venais de quitter mon job de vendeuse, j’avais
un p eu de temps. J’étais à l’aise s ur les réseaux
sociaux, on m’a donc confié la tâche de créer
une infrastructure digitale pour organiser
des événements. Cela a bien fonctionné, et j’ai
fini par être la coordinatrice de tous les événe-
ments à New York », explique-t-elle. Depuis,
elle a créé Millennials for Bernie, un mouve-
ment de jeunes supporters de Sanders.
« Chez nous, il n’y a pas de leader, affirme-t-
elle. A part, peut-être, Bernie, et encore... Il ne
dit jamais “fais ceci” ou “fais cela”, par exem-
ple. Nous sommes un vrai mouvement popu-
laire et divers. »

« Fabriqués et livrés
par la communauté »
L’e xpérience fondatrice de 2016, complétée
par un intense travail de terrain depuis, a
permis la constitution, quatre ans plus tard,
de la première force militante du pays. Il y a
un an, quand Bernie Sanders annonce sa
candidature, ce sont ainsi 4.000 bénévoles
qui sont prêts. Une armée de l’ombre qui
envoie, dans les jours précédents, plus de
1,3 million de SMS à des contacts potentiels.
Résultat : 4.700 événements organisés le
jour même dans tous les Etats, et même
dans 30 pays à l’étranger. En mai dernier,
avant même que la campagne soit réelle-
ment lancée, le directeur de campagne Faiz
Shakir revendiquait un million de person-
nes engagées d e près ou de loin. « Le pouvoir
populaire est un avantage unique pour
nous », expliquait-il alors.
Proximité et engagement local sont les
maîtres mots. « Dans le Nevada, la personne
qui dirigeait l’opération sur le terrain était
une femme de couleur, une Latina, bilingue,
issue de la communauté, a ainsi raconté
Chuck Rocha, conseiller de la campagne,

tent pour l’instant à « Bernie » de remporter
haut la main la bataille d es données. L’équipe
de campagne s’est ainsi dotée d’une applica-
ti on o uverte à tous les militants. « Bern » per-
met à chacun des « Berners » de recevoir les
dernières informations sur la campagne, de
voir les événements importants... mais aussi
de recruter d’autres sympathisants, d’entrer
les coordonnées de proches susceptibles
d’être intéressés par le candidat Sanders. Les
coordonnées des volontaires qui s’étaient
engagés en 2016 ont aussi été précieusement
gardées, et sont réactivées au fur et à mesure
de l’avancement des primaires. Dans les uni-
versités, les étudiants sont parfois invités à
des débats gratuits mais doivent s’engager e n
échange, comme à Harvard, à faire « deux
porte-à-porte et quatre séances d’appels télé-
phoniques ».
Le camp Sanders est de loin le plus actif
sur les réseaux sociaux. Bernie a plus de fol-
lowers sur Twitter qu’Elizabeth Warren, Joe
Biden, Pete Buttigieg (qui vient de se retirer
de la primaire) et Amy Klobuchar réunis.
« De nombreux militants d’Occupy Wall
Street, qui savaient parfaitement utiliser ces
outils, se sont retrouvés dans la campagne de
Bernie, note Charles Lenchner. Et il s’adresse
à une population plutôt jeune, qui a très peu de
liens avec la politique traditionnelle. Elle lit peu
les journaux, regarde peu la télévision. Les
réseaux sociaux sont leur premier champ
d’expression. »

Comme les « Trump fans »?
Ce qui n’est pas sans générer quelques excès.
Des militants sont parfois montrés du doigt à
cause de leurs méthodes sur Internet. Bernie
Sanders, lui-même, a dû monter au créneau
pour demander à ses partisans de calmer le
jeu. Tout en relativisant le phénomène. « Je
ne sais pas qui sont ces soi-disant supporters.
Nous vivons dans un monde étrange sur Inter-
net et, parfois, des gens en attaquent d’autres
au nom de quelqu’un d’autre. Et, pour être
honnête, je ne suis pas certain qu’ils fassent
partie de notre mouvement. »
« Vous devez être très conscient de ce que
vous faites, quand vous dites quelque chose de
critique sur Bernie, sur Internet. Vous devrez
peut-être éteindre votre téléphone. Il y aura un
retour de flamme et cela pourrait être sexiste,
raciste, ignoble », affirmait récemment au
« New York Times » Bakari Sellers, qui sou-
tenait Kamala Harris au début de la campa-
gne et dit avoir été lui-même victime de
racisme de la part de « sanderistes ».
Sanders peut aussi compter sur le relais
de médias alternatifs. Le site Politico s’est
étonné que le site satirique The Onion
(11 millions d’abonnés sur Twitter) critique
peu le candidat socialiste, quand les autres
n’échappent pas à ses saillies. La chaîne
Democracy Now !, diffusée sur Internet,
tente de son côté de démythifier le « socia-
lisme » de Bernie Sanders – elle vient de dif-
fuser un débat avec deux économistes
ouverts à ses thèses, le prix Nobel Paul
Krugman et Richard Wolff. « Dans un con-
texte européen, Bernie Sanders serait un

social-démocrate, situé au centre gauche.
C’est un point que je m’efforce de rappeler
dans les tribunes que je publie et lors de mes
rencontres, défend aussi l’économiste Jef-
frey Sachs, qui soutient publiquement San-
ders. Certains disent que ce serait le
Venezuela, c’est absurde. J’essaie donc
d’expliquer que ses idées sont mal comprises
ou que les gens se les représentent fausse-
ment, par exemple avec Medicare for All. »
Le cercle familial de Bernie Sanders
s’active aussi, notamment sa femme Jane,
que l’on voit de plus en plus dans les mee-
tings. « Elle est sa conseillère la plus proche »,
assure Jeffrey Sachs. Quand le sénateur était
bloqué au Congrès pour le procès de Donald
Trump, Jane O’Meara Sanders menait les
réunions à sa place dans l’Iowa. Et elle a
sillonné la Californie pour doubler la pré-
sence médiatique de son mari.

Des candidats pour le Congrès
Depuis 2016, les soutiens de Sanders ont
effectué un travail de fond pour présenter
des candidats progressistes partout où ils le
pouvaient, dans des primaires contre des
démocrates modérés. C’est ainsi que les jeu-
nes députées Alexandria Ocasio-Cortez,
Rashida Tlaib ou Ilhan Omar se sont retrou-
vées au Congrès. « Les activistes se sont aussi
organisés et ont atteint des postes élevés, au
niveau local, dans l es Etats, dans le Parti démo-
crate , note Charles Lenchner. Bernie n’est
plus aussi seul qu’il l’était en 2016. » Les « san-
deristes » ont ainsi décroché des postes
importants, comme Jane Kleeb, devenue
présidente du Parti démocrate du Nebraska,
et ils ont fait pression p our changer les règles
internes du Comité national démocrate.
Le mouvement a d’ores et déjà choisi ses
candidats pour les élections de novembre.
« Il est t emps d’élire u ne majorité progressiste
au Congrès, responsable devant le mouve-
ment populaire », écrivait sur Twitter
Alexandria Ocasio-Cortez en présentant la
liste des candidates qu’elle et son mouve-
ment, Courage to Change, soutenaient.
L’objectif n’est plus seulement de dégager
une majorité démocrate : il s’agit de rassem-
bler une majorité la plus à gauche possible,
pour que Sanders puisse appliquer son pro-
gramme une fois élu. n

Bernie Sanders en meeting
en Caroline du Sud,
samedi 29 février.
Photo Jonathan Ernst/Reuters

« De nombreux
militants d’Occupy Wall
Street se sont retrouvés
dans la campagne de
Bernie. Et il s’adresse
à une population plutôt
jeune, qui a très peu de
liens avec la politique
traditionnelle. »
CHARLES LENCHNER
Cofondateur de The People for Bernie

sur la chaîne Democracy Now !. Non seule-
ment nous étions là tôt et nous dépensions
beaucoup d’argent, mais nos produits étaient
tout simplement meilleurs, parce qu’ils
étaient fabriqués et livrés par des gens de la
communauté. » De fait, Sanders a effectué
une vraie percée chez les minorités. Il est le
candidat préféré des Latinos et des musul-
mans. Mais il grimpe aussi parmi les Afro-
Américains. « Depuis 2016, il a complète-
ment intégré les thèmes de justice raciale à
son discours, alors qu’il y a quatre ans, il res-
tait focalisé sur la justice économique et
sociale », souligne Célia Belin.
Outre les militants présents localement,
ils sont nombreux à voyager d’un Etat à
l’autre, au gré des élections. « Dans le New
Hampshire, nous étions 200 militants venus
de New York », confie Moumita Ahmed.
Pour chaque primaire, des dizaines de mili-
tants font du covoiturage pour rejoindre
l’Etat où a lieu le vote et donner un coup de
main aux locaux. Ce fut le cas notamment
en Caroline du Sud, où plusieurs New-Yor-
kais sont partis une semaine avant, effec-
tuant onze heures de route...

« Une relation forte et ancienne
aux syndicats »
Cette organisation explique aussi, en partie,
le succès des levées de fonds. Bernie Sanders
a déjà récolté 134 millions de dollars, le mon-
tant le plus élevé, si l’on exclut les deux mil-
liardaires de la course, Mike Bloomberg et
Tom Steyer, qui puisent dans leur fortune
personnelle. Le sénateur du Vermont a ainsi
réussi à capter presque deux fois plus
d’argent que Joe Biden, dont plus de la moitié
issue de « petites » contributions individuel-
les (moins de 200 dollars), selon le Center for
Responsive Politics.

Autre soutien de poids : les syndicats. A
l’automne, Bernie Sanders s’est rendu sur
les piquets de grève de General Motors et il a
reçu le soutien d’une quinzaine d’organisa-
tions rompues aux exercices électoraux.
« Bernie Sanders a une relation forte et
ancienne avec les syndicats et il a reçu le sou-
tien de plusieurs d’entre eux, comme le syndi-
cat des infirmières ou des postiers », note Peter
Francia, professeur de sciences politiques à
l’université East Carolina. Les grands leaders
syndicaux ne se sont pas encore exprimés
mais « Bernie Sanders a promis de doubler le
taux de syndicalisation en quatre ans, ce qui
sera très populaire ».
Le message des militants est démultiplié
par quelques outils modernes, qui permet-

Quand Bernie Sanders
annonce sa candidature,
4.000 bénévoles sont prêts,
qui envoient, dans les jours
précédents, plus
de 1,3 million de SMS
à des contacts potentiels.

14 // Mardi 3 mars 2020 Les Echos


enquête

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