Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

10 |france DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020


0123


M A C R O N I S M E


Voyage dans la


France de Macron


Environ un tiers des Français soutiennent


l’action du chef de l’Etat depuis son accession


à l’Elysée, en 2017. « Le Monde » est allé


à la rencontre de ceux qui y croient encore


TÉMOIGNAGES
lyon, saint­cyr­au­mont­d’or, nantes,
biarritz, saint­jean­de­luz ­ envoyée spéciale

I


l n’y a personne, pas un bruit. Le taxi
grimpe le long des ruelles désertes,
dépasse le bourg de Saint­Cyr­au­
Mont­d’Or (Rhône), monte encore. La
maison se cache derrière un haut
portail élégant, couleur argile. Jean­
Mathieu vient ouvrir. Ce père de deux en­
fants, 56 ans, s’est installé il y a vingt ans
dans ce village discret, plébiscité par la bour­
geoisie fortunée. Il travaille en périphérie de
Lyon, à Villeurbanne, où il a installé le siège
de sa société qui emploie 700 salariés et réa­
lise 200 millions d’euros de chiffre d’affaires.
En cette froide journée, le chef d’entreprise
a invité deux amis à déjeuner : Pierre­Yves et
Sophie, respectivement associé dans un ca­
binet de conseil et cadre dirigeante dans une
grande entreprise lyonnaise. A la hâte, Jean­
Mathieu a préparé une salade, ouvert une
bouteille de crozes­hermitage. « Vous venez
écouter la minorité silencieuse? », dit avec un
sourire Pierre­Yves, 51 ans, en s’asseyant. Lui
vit juste à côté, à Saint­Didier­au­Mont­d’Or,
autre commune dorée de la périphérie lyon­
naise. Sophie, 53 ans, habite dans le centre de
Lyon. Elle a passé plusieurs années à l’étran­
ger, Londres, puis New York, avant de revenir
dans le berceau du macronisme, sur les ter­
res de Gérard Collomb, premier disciple du
candidat d’En marche !.
Au premier tour de la présidentielle de 2017,
Emmanuel Macron a réalisé un beau score à
Lyon (30,31 %), loin devant Marine Le Pen
(8,86 %). Aux européennes, la liste La Répu­
blique en marche (LRM)­MoDem est égale­
ment arrivée en tête, avec 28,76 %. Aux muni­
cipales, deux candidats macronistes, Gérard
Collomb et David Kimelfeld, s’affrontent
pour la métropole, Lyon devenant le théâtre
des divisions et de la fragilité du mouve­
ment, à l’aube d’un scrutin risqué pour la
majorité. Mais les trois Lyonnais se moquent
un peu des déboires de LRM, dont ils ne sont
pas adhérents. Ils préfèrent se concentrer sur
l’action du président. Issus de bords politi­
ques opposés, ils font partie de ce fameux so­
cle électoral, ces 30 % de Français qui approu­
vent l’action d’Emmanuel Macron, envers et
contre tout. Un socle relativement stable de­
puis 2017, mais qui a muté, en se droitisant ;
le départ des électeurs de gauche qui avaient
contribué à sa victoire ayant été compensé
par l’arrivée de ceux de droite.
Pierre­Yves et Sophie sont de ceux­là. La
famille du premier vénérait Raymond Barre.
Celle de la deuxième, élevée en Lorraine,
dans un milieu ouvrier, descendants d’im­
migrés russes, a toujours voté à droite. Tous
deux ont aimé « l’énergie » de Nicolas
Sarkozy, sa dimension « libérale », avant de se
lasser de son « côté politicien » et « bling­
bling ». Ils ont découvert Macron lors de son
meeting lyonnais, le 4 février 2017. « On
aurait dit un prédicateur américain, se sou­
vient Sophie. Il y avait une clarté, un équilibre
dans le propos, un leadership. » Pierre­Yves a
rapporté à sa fille un tee­shirt « Macron pré­
sident », avec lequel elle dort depuis. Les
deux amis préfèrent quand même Fillon, au
premier tour. Jean­Mathieu, lui, a voté Ma­
cron d’emblée. Electeur de gauche, cet admi­
rateur de Mitterrand et Rocard a été ulcéré
par le quinquennat de François Hollande.
Manque de charisme, maladresses, fron­
deurs fossoyeurs... : si, sur le fond, ce n’était
« pas si mal » (loi travail, crédit d’impôt pour
la compétitivité et l’emploi...), rien n’allait
sur la forme, dit­il, une « catastrophe ».
Pour des raisons différentes, Macron a
donc été une planche de salut pour ces trois

Lyonnais, séduits par l’homme et par son
parcours de vie : « La banque Rothschild,
Brigitte..., énumère Pierre­Yves, on sent une
force intérieure. Il a rendu possible des choses
impossibles... » Ces entrepreneurs et cadres
du privé ont été rassurés aussi par les pre­
mières mesures du quinquennat, comme la
réforme du code du travail, qui consacre une
« flexisécurité » à la française.
« Ça simplifie les choses, assure Jean­Ma­
thieu. Et ça nous fait enfin entrer dans une spi­
rale vertueuse d’allégement du coût du travail.


  • C’est vital pour la compétitivité française,
    ajoute Sophie. On n’avait pas le choix!

  • Macron voit toujours le verre à moitié
    plein, renchérit Pierre­Yves. Il préfère cons­
    truire l’avenir, plutôt que défendre le passé. »
    Et puis, ce président de 40 ans a transformé
    l’image de la France à l’étranger, veulent­ils
    croire. Sophie a noté qu’il avait fait plusieurs
    fois la « cover » de prestigieux hebdomadai­
    res anglo­saxons. Ses amis londoniens ou
    new­yorkais lui en ont parlé en bien. Elle leur
    a répondu que Macron semblait en effet
    « plus malin » que Sarkozy, plus diplomate.
    « Il a plus de profondeur, abonde Pierre­
    Yves. Peut­être parce qu’il a étudié la philo?
    Parfois, ça part quand même dans les hautes
    sphères, ça crée de la distance avec les gens...

  • On lui reproche d’être Jupiter mais à cha­
    que problème, c’est lui qu’on vient chercher,
    constate Jean­Mathieu.

  • Ne pas être compris n’est jamais très inté­
    ressant... », insiste Pierre­Yves.
    Un ange passe. Jean­Mathieu sert du vin à
    ses convives. La délicate réforme des retraites
    fait consensus autour de la table. « Regardez
    nos voisins, il fallait que nous y passions! »,
    lance Sophie, qui s’inquiète toutefois des
    concessions catégorielles. Elle ne voudrait
    pas que cette réforme, qui a mis la France
    dans la rue pendant des semaines, se termine
    sur un « tout ça pour ça ». Jean­Mathieu a jugé
    le débat parlementaire « pitoyable », miné par
    l’obstruction de l’opposition. Il regrette le
    49.3, dégainé par le premier ministre, mais
    considère que « c’est bien d’avancer ». Le chef
    d’entreprise a apprécié que l’exécutif tienne
    bon face aux grévistes de la SNCF et de la
    RATP, qui « voulaient garder leur régime spé­
    cial et c’est tout », et profiter de leur « mono­
    pole » pour « bloquer les gens ».
    Les « trucs acquis », ça énerve aussi Sophie.
    Elle note que les Français sont « moins mûrs »
    que les Anglais dans leur « rapport à l’Etat ».
    En revanche, elle a décelé une « vraie souf­
    france » derrière la mobilisation des « gilets
    jaunes ». « A un moment, j’ai eu des doutes,
    dit­elle. Macron n’est­il pas coupé du réel? »
    Pierre­Yves l’interrompt : « Il a un côté CEO
    [chief executive officer, soit PDG]. Un pays,
    c’est plus compliqué. On ne peut pas décider
    tout seul en appuyant sur un bouton. »
    Les trois amis sont d’accord : à mi­mandat,
    ils font toujours confiance au président de la
    République, mais jugent que la « transforma­
    tion n’est pas terminée ». « Le sujet, mainte­
    nant, c’est l’écologie », note Jean­Mathieu.
    Pierre­Yves esquisse un premier bilan :
    chômage en baisse, attractivité en hausse,
    tout comme le pouvoir d’achat... « Mais la
    flexibilité du travail doit encore être amélio­
    rée », insiste Sophie.
    Il faut partir, la vaisselle attendra. Jean­Ma­
    thieu doit fermer sa maison, il part skier
    pour le week­end. Les trois amis reprennent
    la route de Lyon, dévalant les ruelles en
    pente de Saint­Cyr­au­Mont­d’Or.


« Il faut lui laisser du temps »
Isabelle a donné rendez­vous dans une bras­
serie du centre de Nantes, en face du château
des ducs de Bretagne. Petite­fille d’agricul­

teurs, Isabelle vote à gauche, ou blanc. Elle vit
à Rezé (Loire­Atlantique), deuxième ville de
la métropole nantaise, pour laquelle elle tra­
vaille comme cadre territorial. Elle a 51 ans.
Mariée, deux enfants. Hollande, pour qui
elle a voté à la primaire de la gauche, l’a dé­
çue, elle aussi. De ce mandat chahuté, elle ne
retient « pas grand­chose ». Ou plutôt si : la
cacophonie, l’incapacité à décider, l’affaire
Leonarda... Elle rappelle que même l’ancien
maire de Nantes et ex­premier ministre
Jean­Marc Ayrault avait lui aussi émis des ré­
serves sur la gouvernance singulière du pré­
sident socialiste, c’est dire. Alors, en 2017, elle
a voté Macron. Elle ne le regrette pas. Même
si son soutien n’est pas sans condition.
Isabelle a fait les choses bien, elle a préparé
un papier, qu’elle a divisé en deux : d’un côté,
les plus ; de l’autre, les moins. Dans la co­
lonne des plus, la Nantaise a noté : dédouble­
ment des classes de CP en zone d’éducation
prioritaire (« Enfin une vraie décision sur
l’éducation », dit­elle), baisse du chômage,
baisse des impôts (même si elle continue à
payer sa taxe d’habitation). Si cette cadre du
public s’inquiète pour l’hôpital, en crise, elle
se félicite du remboursement à 100 % de cer­
taines lunettes et prothèses, depuis le 1er jan­
vier. Elle regrette que ces mesures « en faveur
des plus modestes » soient « occultées » par
les conflits sociaux qui durent depuis un an.
Dans la colonne des moins, elle a recensé la
suppression de l’ISF (« Il s’est mis la gauche à
dos »). Elle déplore aussi la méthode du gou­
vernement sur les retraites, son manque de
clarté, même si elle soutient la réforme sur le
fond. Elle y a pourtant mis du sien, regardé
les deux débats que France 2 a consacrés au
sujet, sans comprendre si, à la fin, « on y
gagne ou on y perd ». « On a manqué d’expli­
cations », lâche­t­elle. Elle met en garde : Ma­
cron et Philippe donnent parfois l’impres­
sion d’avoir la « science infuse », un « manque
d’empathie ». Le cafouillage autour de la du­
rée du congé dévolu aux parents ayant perdu
un enfant, en février, à l’Assemblée, l’a cho­
quée. Elle met en cause « l’inexpérience » de
tous ces députés LRM qui, comme en Loire­
Atlantique, aux législatives, ont balayé les an­
ciens, sans pour autant s’imposer depuis.
« Personne ne les connaît », déplore­t­elle.
Toujours dans les moins, Isabelle a noté aussi
« écologie ». « Parce qu’on ne peut pas dire que
cela soit une priorité », même si Macron « s’y
est mis », parce qu’« il n’a plus le choix ».
Enfin, la Nantaise regrette l’abandon de
Notre­Dame­des­Landes, ce nouvel aéroport
qui devait désengorger le trafic aérien et évi­
ter aux avions de survoler Nantes trop bas.
Contrairement à ce qu’il avait promis, Ma­

cron n’a « pas respecté » le résultat de la con­
sultation des habitants qui avaient approuvé
le projet. Dans sa colonne des moins, elle n’a
pas mis l’affaire Griveaux, parce qu’elle est
« strictement privée » et qu’elle ne change
rien à ce qu’elle pense du quinquennat et de
Macron. Isabelle a fini, elle plie son papier,
commande un second café et résume : « Il
faut laisser du temps au président. »

« Les gens qui ont des sous
nous font vivre »
C’est aussi ce que pense Nadine, qui vit à
Mauves­sur­Loire (Loire­Atlantique), à 20 ki­
lomètres de Nantes. A 52 ans, cette artisane
crée des nappes 100 % made in France. Qua­
tre fois par semaine, elle fait les marchés de
la région, se lève à 5 heures, se couche tard.
Elle gagne parfois « beaucoup de sous », par­
fois rien du tout. « Je vais au boulot quand
même, insiste­t­elle. Je ne me plains pas. »
Née à Dunkerque, fille d’un docker et d’une
agente d’entretien, Nadine est culturelle­
ment de gauche. Mais foncièrement à droite.
Avec un faible pour Nicolas Sarkozy, qui sa­
vait flatter la France qui se lève tôt : « J’ai tou­
jours aimé ce petit monsieur, raconte­t­elle. Il
mettait le monde du travail en avant. Macron
aussi! » Ce dernier a immédiatement plu à la
créatrice de La Nappe française. Dès 2016,
elle adhère à En marche !, séduite par le « et
de droite et de gauche » : « Comme dans une
famille, parfois ça gueule, mais c’est riche. »
Depuis, tout lui va. Elle applaudit la philo­
sophie du quinquennat, approuve le chef de
l’Etat quand il dit que la bonne santé des
« premiers de cordée » est indispensable à la
réussite du pays. « Les gens qui ont des sous,
ils en auront toujours, remarque Nadine.
C’est eux qui nous font vivre. Ils m’achètent
des nappes. S’ils sont riches, c’est qu’ils ont dû
travailler beaucoup, faire de meilleurs place­
ments que nous. Il faut les laisser avec leurs
sous, ne pas être jaloux. Dans la vie, il faut se
contenter de ce qu’on a... » Ceux qui ne s’en
contentent pas, qui « manifestent sans arrêt
pour réclamer ceci ou cela », l’agacent : « Le
“gilet jaune” qui ne s’en sort pas, il doit pren­
dre un petit boulot à côté! Celui qui n’a pas
fait d’études doit se dire : “C’est de ma faute, je
vais travailler plus que les autres”! »
Pour Nadine, le débat autour du maintien
de l’ordre, des violences policières, est biaisé.
Elle pense d’abord aux policiers, qui s’en
prennent « plein la figure » depuis un an.
Dénonce les violences des casseurs ou des
zadistes de Notre­Dame­des­Landes, qui ont
émaillé les manifestations contre les retrai­
tes, à Nantes comme ailleurs. « Nous, com­

Manoel, 32 ans, fondateur d’une start­up. A Paris, le 10 février. SAMUEL KIRSZENBAUM

« MACRON VOIT 


TOUJOURS LE 


VERRE À MOITIÉ 


PLEIN. IL PRÉFÈRE 


CONSTRUIRE 


L’AVENIR, PLUTÔT 


QUE DÉFENDRE 


LE PASSÉ »
PIERRE-YVES
associé dans un cabinet
de conseil
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