Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

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DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020 france| 11


merçants, artisans, qu’est­ce qu’on prend! »
Elle s’échauffe : « Quand on manifeste dans le
Nord, on montre son visage. On ne frappe pas
les flics et les pompiers! Ah les zozos... »
Le 10 février, son mari est parti travailler le
premier. Il est revenu tout aussi vite : « Viens
voir, le portail a été tagué! » En lettres de
peinture rouge, des « LRM = SS ». Nadine a
porté plainte. « C’est choquant, mais on n’est
pas morts », philosophe­t­elle. En attendant,
elle a postulé pour que sa « nappe française »
soit vendue à la boutique de l’Elysée.

« Il a donné l’image
du tout est possible! »
A cheval entre le 7e et le 16e arrondissements
de Paris, la vie de Manoel est à mille lieues de
celle de Nadine. Agé de 32 ans, ce fils d’un
haut cadre dans une banque et d’une mère
« aristo, catho » reconnaît venir d’un milieu
« très favorisé ». Il a fait des études dans le
privé, à l’ESCP Business School, puis en An­
gleterre, à l’université de Bath. Il y a cinq ans,
il a cofondé une start­up qui propose un ser­
vice de voituriers dans les gares et les aéro­
ports, il emploie trente­cinq salariés. Che­
veux bruns ébouriffés et barbe de hipster, le
jeune entrepreneur reçoit dans l’espace de
coworking où il a installé sa start­up, à deux
pas des Champs­Elysées. Il quitte la salle de
réunion vitrée, revient avec un verre d’eau et
un café. Il raconte qu’il a voté Sarkozy
en 2007, Hollande en 2012, « écolo », puis Ma­
cron, en 2017. « Comme beaucoup de jeunes,
je ne regarde plus l’étiquette politique, dit­il.
La droite ou la gauche, ça ne me parle pas. Je
regarde le bonhomme, sa campagne... »
Sarkozy l’a séduit pour son envie d’en
découdre, mais il n’a pas aimé les débats sur
l’identité nationale ou la place de l’islam en
France. Quant à Hollande, il l’a trouvé
« lisse », même s’il avait un « bon fond » : il a
apprécié la création de la banque publique
d’investissement ou l’accent mis sur le nu­
mérique, notamment grâce à l’ex­ministre
Fleur Pellerin. Mais il regrette que le socia­
liste n’ait jamais tranché entre un discours
« antiriches » ou « probusiness ». « Macron,
lui, a choisi le business, ajoute­t­il. Pour le
meilleur ou pour le pire. »
Quand Macron a claqué la porte du gouver­
nement, à la fin de l’été 2016, filant sur la
Seine, à bord de la vedette de Bercy, Manoel a
« kiffé ». « Ce côté entrepreneur qui prend des
risques, ça m’a parlé! Il a donné l’image du
tout est possible! » Depuis, le start­upeur pa­
risien se reconnaît dans le « discours pro­in­
novation », la « start­up nation », le « lea­
dership » et le « pragmatisme » du président,

duquel il veut croire qu’il a fait avancer des
sujets « dont on parle dans les dîners de
famille depuis quarante ans » : l’ISF, l’ENA, la
SNCF, les retraites...
Manoel assume ce qu’il est. Et le monde
dans lequel il vit. Depuis le collège, il a « cons­
cience des inégalités du système », reconnaît
qu’il est du bon côté et qu’il en a « beaucoup
profité ». « C’est le problème de ma généra­
tion, dit­il, tout se sait, les vies sont étalées sur
Instagram. Certains se disent qu’ils se font
avoir... Il y a un gap de richesses colossal, et
l’ascenseur social est en panne. Macron n’a
pas “craqué” ça. C’est un reproche qu’on peut
lui faire. » Silence. Il reprend : « Mais qui de
mieux? » Depuis trois ans, Manoel ne voit
toujours pas.

« Il est cash! Comme Sarkozy,
mais en plus fin... »
Les Armand reçoivent en fin de matinée
dans leur vaste maison bourgeoise, en plein
centre de Saint­Jean­de­Luz (Pyrénées­Atlan­
tiques). Des boiseries élégantes et sombres,
une table de billard, huit couverts dressés
pour le dîner. Alain, 65 ans, qui travaillait
dans une entreprise de négoce internatio­
nal, à Paris, et Chantal, 64 ans, se sont défini­
tivement installés sur la côte basque il y a
deux ans. Ces parents de trois enfants ont
désormais le temps de regarder « C dans
l’air », sur France 5. « On adore les émissions
politiques », dit Chantal.
Ils sont de droite. Droite libérale pour lui (il
a aimé Madelin et Balladur) ; droite sociale
pour elle. Ils font partie de ces Français qui
gardent de mai 1981 un souvenir « traumati­
sant ». « Vous ne pouvez pas savoir le nombre
d’amis à l’étranger qui nous ont proposé de
nous recueillir, raconte Alain.


  • Les communistes faisaient vraiment
    peur !, ajoute Chantal.

  • Les gens étaient paniqués !, reprend Alain.
    Bon, on ne savait pas encore que Mitterrand
    était de droite...! »
    Il rit. En 2007, les Armand ont voté Sarkozy.
    « Il n’était pas langue de bois, on comprenait
    ce qu’il disait. » Puis, ils l’ont jugé « trop à gau­
    che » sur le plan économique. Sa personna­
    lité n’était pas non plus leur « tasse de thé ».
    Ils ont voté pour lui en 2012, par fidélité. En
    revanche, ils ne veulent plus entendre parler
    de Bayrou, qui a appelé à « voter socialiste »
    en 2012. « Vraiment dégueulasse », déclare
    Alain pour l’éternité. Le mandat de Hollande
    s’apparente pour eux à un chemin de croix,
    même s’ils ont apprécié Valls et Cazeneuve.
    « On pensait que Hollande était un nul, eh
    bien c’était vrai », poursuit le retraité luzien,


Jean­Mathieu, 56 ans, chef d’entreprise. A Saint­Cyr­au­Mont­d’Or (Rhône), le 6 février. FELIX LEDRU


« IL Y A UN GAP 


DE RICHESSES 


COLOSSAL ET 


L’ASCENSEUR 


SOCIAL EST EN 


PANNE. MACRON N’A 


PAS “CRAQUÉ” ÇA. 


C’EST UN REPROCHE


QU’ON PEUT 


LUI FAIRE. MAIS 


QUI DE MIEUX ? »
MANOEL
cofondateur d’une start-up

chemise écossaise et mocassins. Chantal est
plus nuancée : « Il paraît que c’est un type
intelligent... Il n’a pas été si mal, il a pris des dé­
cisions économiques qui allaient dans le bon
sens pour nous. » A la présidentielle de 2017,
les Armand se sont naturellement rangés
derrière Fillon. Alain insiste : « On était à
fond Fillon! La réduction de la dette et du
nombre de fonctionnaires, cesser de faire
n’importe quoi, comme on fait depuis qua­
rante ans, tout nous allait! Et puis, il avait l’air
d’être un type bien, plus posé que Sarkozy.
Mais l’affaire des costumes nous a choqués...


  • Le coup de grâce !, soupire Chantal, cons­
    ternée. Ces responsables politiques se croient
    au­dessus de toute loi! Ils ne se rendent pas
    compte... C’est comme Jean­Paul Delevoye qui
    a oublié de déclarer ses activités à la Haute
    Autorité...!

  • On ne vit pas dans le même monde! »,
    résume Alain.
    Quand Fillon est éliminé, dès le premier
    tour, ils se tournent vers Macron. Chantal se
    reconnaît dans le « ni droite ni gauche ».
    Alain le trouve « remarquable » dans les dé­
    bats télévisés. « Il est cash! Comme Sarkozy,
    mais en plus fin... Plus costaud, aussi. Je le
    trouve brillant ce type! Je suis content d’être di­
    rigé par un type brillant. » Les réformes de la
    SNCF et du droit du travail? « Une bénédic­
    tion! » Les Armand veulent croire que Ma­
    cron a rétabli la confiance et que « l’argent
    rentre à nouveau en France ». Ils ont jugé la
    violence des « gilets jaunes » « insupporta­
    ble ». Alain : « Macron aurait dû envoyer l’ar­
    mée pour déloger tous ces extrémistes qui blo­
    quent et foutent le pays en l’air! » Chantal évo­
    que la fracture territoriale, trouve regrettable
    qu’il y ait des gens qui travaillent, mais ne
    s’en sortent pas. « Mais Macron n’est pas res­
    ponsable, ajoute­t­elle. C’est un héritage... »
    L’un et l’autre assurent que, pour eux, la
    droite, c’est terminé. Ils n’ont jamais accro­
    ché avec Laurent Wauquiez, « dévoré d’ambi­
    tion », mais « sans sincérité ». La nouvelle
    direction des Républicains ne les aide pas à
    revenir vers leur famille politique. « Ils se
    complaisent dans une opposition systémati­
    que à Macron, alors que beaucoup de choses
    nous conviennent », disent­ils. « Ils critiquent
    tout, ils ne proposent rien, ils sont nuls, nuls,
    archinuls », tance Alain, qui conclut : « On en
    a assez de l’antimacronisme primaire. On
    n’entend jamais ceux qui le soutiennent! »


« Il faut secouer le pays...! »
Bénédicte finit par arriver au Royalty, un café
du centre de Biarritz, à deux pas du casino
Art déco, pas très loin non plus de l’hôtel du

Palais, l’ancienne résidence de l’impératrice
Eugénie qui donna grandeur et faste à l’élé­
gante station balnéaire de la côte basque.
Issue d’un milieu de « petits commerçants »,
Bénédicte, 58 ans, a toujours vécu là. Atta­
chée commerciale, conseillère municipale à
Biarritz, elle est mère de deux enfants. Elle a
toujours voté à droite.
C’est avec Sarkozy qu’elle s’engage vrai­
ment en politique : elle aime sa façon de
« casser les codes ». Son fils étudiant prend sa
carte aux Jeunes pop, arbore des tee­shirts à
l’effigie du président de l’UMP, colle des affi­
ches dans la maison. Toute la famille bas­
cule en Sarkozie. « Au moins, on sait pour qui
on vote ici! », clame un jour la femme de
ménage. Les affaires du couple Fillon
pendant la campagne de 2017 la poussent
vers Macron, dès le premier tour. « Ce
mec­là, c’est un extraterrestre, tu vas voir... »,
dit­elle à son mari quand il se montre dubi­
tatif. Elle apprécie le « en même temps »,
estime qu’il a mis le doigt sur le dysfonc­
tionnement du système français, ces alter­
nances à répétition qui finissent par tout
bloquer. « Il a créé un espoir de renouveau, de
jeunesse, d’intelligence, explique­t­elle. Ça
fait des années que tout est tiré vers le bas en
France... Lui relève le niveau. » Elle a un faible
pour Brigitte, aussi : sa « fraîcheur », son côté
« piquant », sa « modernité ».
A mi­mandat, Bénédicte le soutient tou­
jours, sans réserve. « Je suis une femme de
droite, Macron mène une politique de droite. »
La confusion régnant à LRM autour des mu­
nicipales, notamment à Biarritz, où deux mi­
nistres se sont affrontés pendant des semai­
nes avant d’être débranchés par l’Elysée?
« On ne peut pas tout maîtriser... » Les petites
phrases du président, qui ont crispé une par­
tie des Français? « Il faut secouer le pays! Ces
polémiques enferment les gens dans une illu­
sion, qui les empêche d’avancer. Ça dit une
résistance aux changements. » L’arrogance
supposée? « C’est un homme qui sait tout.
Peut­être les gens prennent­ils cela pour de
l’arrogance. Mais, pour s’élever, il faut avoir
affaire à plus intelligent que soi. »
Le mouvement social, qui traîne en lon­
gueur depuis les « gilets jaunes », l’« insup­
porte ». Elle trouve que les Français sont tou­
jours en train de se plaindre, qu’on ne peut
pas vivre dans la France d’aujourd’hui
comme dans la France d’après­guerre. « Le
monde bouge, résume­t­elle. C’est s’adapter
ou mourir. » En contrebas du Royalty, les
vagues vont et viennent, s’échouent sur la
grand plage en rouleaux réguliers, dans un
doux bruit de ressac.
solenn de royer

Bénédicte, 58 ans, attachée commerciale. A Biarritz, le 10 février. MARKEL REDONDO POUR « LE MONDE »
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